Smart City, Smart Phone, Smart Home, Smart Frigidaire, Smart Car… Le smart permanent a envahi nos vies. Le smart est partout. Sa promesse est simple : nous faire gagner du temps, nous libérer de l’espace dans le cerveau puisque l’on est plus obligé de connaître la route, ou la date de la bataille de Marignan, et plus largement, le smart est là pour nous offrir toujours plus de commodités et nous permettre à nous, humains, simples humains, de mieux nous mouvoir dans ce monde qui vient. Avec le smart world, terminé les moments de doutes, les errances de voyage et même les concours de souvenirs sur le nom de tel ou tel acteur puisque “google sait tout”.
Avec cette “smartisation” du monde vient aussi son corolaire : l’automatisation du monde, la robotisation de celui-ci, et surtout la mise dans des cases de tous les pans de nos vies. C’est ainsi que désormais, les intelligences sont artificielles, que les algorithmes parent en théorie à tous nos besoins, que l’imprévu et le hasard disparaissent (Jérémie Peltier nous en parlait ici). Désormais, tout se passe comme si l’Humain qui fut un temps l’alpha et l’omega de toute réflexion en était désormais seulement l’un des paramètres. D’ailleurs quand hier l’humain était considéré comme le centre, il est désormais envisagé comme une périphérie. Périphérie des intelligences artificielles qui, elles, nous permettent d’éviter les erreurs, les retards et les sorties de route.
Voilà désormais notre standard. On pourrait s’en réjouir. D’ailleurs, cela nous apporte objectivement de nombreux avantages. Mais qu’il nous soit permis – ici – à la suite de Paul Vacca dans son stimulant essai “Les vertus de la bêtise” (voir l’entretien avec Paul Vacca ici), de nous interroger sur cette course à l’intelligence comme une norme, une route balisée et non plus une source de vie. Où se situe dans ce monde trop intelligent la place de l’imprévu, de l’inattendu, du surgissement, du contre-pied ? Même la “disruption” et la transgression sont aujourd’hui devenues des normes. Il faut “disrupter”. Tout. Qu’il nous soit permis également de douter de ce monde aseptisé et artificiellement intelligent pour ce qui est de la création artistique.
“Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l’art”, écrit d’ailleurs Marcel Proust dans son essai “Contre Sainte-Beuve”. Ainsi, c’est donc dans le relâchement du cerveau rationnel que le cerveau émotionnel peut s’exprimer et que les deux, ensemble, peuvent créer du beau et de l’intelligence.
Au fond, ce que veut annihiler notre monde “smartisé” et “artificiel“, c’est la capacité du cerveau humain à sortir des schémas préconçus, c’est sa capacité à ne pas toujours aller là où on l’attend, c’est sa capacité à accueillir l’inconnu. Car oui en créant des intelligences artificielles, en vénérant le dieu QI, on ne cultive pas l’intelligence, on la fait devenir une norme, voire même un totem.
C’est alors ainsi que la bêtise, entendue comme la possibilité du surgissement, comme la remise en question des vérités révélées (le QI, l’IA etc…), redevient peut-être une arme de résistance dans ce monde devenu trop intelligent. Au fond, refuser la bêtise en rendant le monde “smart”, c’est refuser l’humain. C’est refuser, le droit à l’erreur, à l’expérience, c’est refuser les failles. “Ce que l’on ne peut atteindre en marchant, il faut l’atteindre en boitant”, rappelait Oncle Sigmund. Façon de dire qu’avec notre bêtise, nous sommes, malgré tout capables de grandes choses. Au fond, pour paraphraser Sartre, dans ce monde trop intelligent, la bêtise – pas celle de Donald Trump, mais celle qui donne la capacité de sortir du cadre artificiel – est un humanisme !
“Seuls des hommes par trop naïfs peuvent croire que la nature de l’homme puisse être changée en une nature purement logique”, voilà un aphorisme nietzschéen dans le bien nommé “Humain, trop Humain” que les dévots de l’intelligence artificielle feraient bien de relire !
Cet éditorial a paru initialement dimanche 26 janvier dans l’Ernestine, notre lettre inspirante du dimanche matin (abonnez-vous c’est gratuit).
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