Tu vas aimer. C’est ce que l’on dit lorsque l’on tend le paquet. Dedans, il y a un livre. Ce livre que nous aimons offrir parce que nous avons envie de partager avec le destinataire du cadeau l’émotion qu’il nous avait procuré. Pourquoi offrons-nous ce bouquin là plutôt qu’un autre ? Ce mois-ci, Lisa Vignoli auteure et journaliste, fait parler Guy Yanai, artiste israélien de son « rosebud » littéraire. Un grand livre philosophique pour devenir soi-même.
Guy Yanai est un artiste contemporain israélien. Il a grandi aux États-Unis et vit aujourd’hui à Tel Aviv. Je l’ai rencontré il y a quelques années grâce à l’un de ses dessins, exposé à Paris. L’œuvre -qui est aujourd’hui dans mon salon- représente une des scènes du “Genou de Claire” d’Eric Rohmer : Jean-Claude Brialy au volant d’un bateau se retournant et disant : “Come to my house I have great books”.
Plus tard, c’est grâce à ce peintre francophile pourtant non francophone que j’ai découvert “L’amour des commencements” du psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis. “Love of beginnings” était le titre de son exposition (1). Dans son travail, les livres sont souvent le point de départ de son imagination (Barbarian in the garden de Zbigniew Herbert, Pontalis donc et d’autres). Ils l’inspirent et le nourrissent.
Lecteur boulimique, il a bien sûr, lui aussi, un livre qu’il offre et que nous avons évoqué dans un restaurant végan de Tel Aviv, sur fond de Justin Timberlake.
“J’ai un rapport très matérialiste au livre. J’ai essayé de lire sur kindle mais ça a été un échec. En réalité, j’aime avoir l’objet, le posséder et le ranger dans ma bibliothèque quitte à ne pas le lire. De la même façon, j’aime les offrir. J’ai beaucoup vu mon père le faire, encore aujourd’hui il a cette habitude. Dans son cas, il s’agit d’ouvrages scientifiques, de développement personnel intelligent comme ceux de Malcom Gladwell ou Daniel Kahnemann “Système 1/ système 2 les deux vitesses de la pensée” ou encore des livres autour du monde des affaires comme “L’art de la victoire” de Philip Knight, le fondateur de Nike.
Même si je suis un fan absolu de “La seconde guerre mondiale” de Churchill dont j’ai tous les volumes, j’offre le plus souvent “Même si en fin de compte, on devient évidemment soi-même” de David Lipsky (1). En 1996, Lipsky, reporter à Rolling Stone a rencontré l’écrivain David Foster Wallace pour un article au moment de la sortie d’“Infinite Jest”, le livre qui va lui conférer une gloire mondiale. Il est à la veille de ça et embarque le journaliste à ses côtés pendant la tournée promotionnelle du livre. L’article sortira et, après la mort de Foster Wallace en 2008, l’entretien augmenté sera publié et deviendra un livre. Ce livre. Lipsky est un formidable reporter et David Foster Wallace pour moi l’un des plus grands écrivains américains de ces vingt dernières années. Il était la voix d’une génération dans les années 90 et je ne vois pas quel auteur anglophone lui a succédé dans les années 2000/2010. En France, c’est différent, vous avez des gens comme Michel Houellebecq qui sont honnêtes, qui voient leur société, leur pays tel qu’il est, sans le romancer. Il parle des immeubles affreux, des autoroutes, des chinois, de l’Islam. Les anglo-saxons sont moins honnêtes.
Pour revenir à David Foster Wallace, Lipsky et lui ont passé cinq jours sur les routes américaines, dans des avions, des motels. Ils parlent de tout : de télévision, de littérature, de célébrité, de sport, d’addictions. Je me rends compte depuis quelques années que la fiction pure est devenue plus difficile à lire pour moi que la non-fiction, les articles, la prose. Sans doute parce que mon attention baisse, notamment à cause du smartphone qui est devenu très addictif.
Mais où est notre maison ?
Ce livre-là est accessible et passionnant. Je me souviens de la personne qui me l’a fait découvrir et je suis étonné. Parfois il y a des gens très ennuyeux mais qui vous recommandent des livres merveilleux. Vous voyez ?
C’était à sa sortie en 2010 et j’ai un souvenir net de l’intelligence de Foster Wallace, de lui citant Kafka sur ce que signifie “arriver” dans la vie, atteindre son but, devenir soi tel qu’on l’espère en quelque sorte . Ce point à atteindre que les anglo-saxons appelle “your home”. Même nous, vous et moi, nous croyons que nous allons un jour arriver à ce point parfait, cette vie idéale, qu’on aura fait ce qu’on doit dans la vie, qu’on aura une maison en Ombrie et des pêches fraîches tous les jours comme dans le film de Luca Guadagnino, “Call me by your name“. Que ce sera ça notre “maison” et qu’on pourra enfin se reposer. Mais non, en réalité, c’est le chemin jusque-là qui est notre maison. Même ce moment où vous êtes en train d’attendre quelqu’un dans un restaurant dans un terrible ennui, en fait partie. Et c’est ce que dit Kafka, approuvé et répété par Foster Wallace : que cette affreuse épreuve pour devenir soi-même est indissociable de cette épreuve même. Ce combat permanent et impossible, c’est ça notre maison, ici et maintenant. C’est ça le message de ce livre et les fois où je ne l’ai pas offert, je l’ai envoyé par mail, par texto.”
(1) Au sein de la Galerie Derouillon, 38 rue Notre Dame de Nazareth, 75003 Paris.
(2) 485 pages, Editions “Au diable vauvert”.
Tous les “Tu vas aimer” de Lisa Vignoli, sur ces livres que l’on offre sont ici.