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Vitale nonchalance

John Towner LZsPR TsQpw Unsplash

“2342”. C’est le nombre de livres qu’il y avait dans la bibliothèque de Jack Ralite, ancien ministre de François Mitterrand. Il le lance avec sa voix tonitruante un jour où l’attente dans son bureau de maire d’Aubervilliers avait été agrémentée d’une inspection de sa magistrale bibliothèque. Ce jour-là, la discussion avait porté sur la question des Intermittents du spectacle qu’il défendait bec et ongles. Et elle s’était terminée de la façon suivante : “l’une des choses dont je suis le plus fier dans mon existence c’est d’avoir été l’un des défenseurs du temps libre. Sans ce temps libre l’humanité s’assèche. Elle devient fade. C’est grâce au temps libre que j’ai volé au reste que j’ai lu ces livres.”

Par le truchement étonnant de l’esprit, en écoutant l’atmosphère de l’actualité des “taux plein”, des “âge pivot”, ou des “trimestres cotisés”, ce morceau de vie est revenu. Et avec lui, des mots. Flâner, musarder, buller, traîner, lézarder, se prélasser, muser, se la couler douce, glander, tant de mots pour dire l’action de paresser. Pour dire ce qu’est la grâce indolente. Pour dire l’action nonchalante de laisser le temps s’écouler lentement, en laissant infuser en nous les pensées, les rêves, les désirs, les songes, les doutes aussi.
Chers amis, nous sommes dimanche et il est certainement de notre devoir que de pratiquer la nonchalance douce, la paresse fière, la remise en question de vérités qui semblent acquises, la recherche de la beauté, ou la cultivation d’une certaine idée de la lenteur lors duquel, tel Paul Valéry il s’agira aussi de “féconder l’ennui.

Dans ce dimanche nonchalant auquel nous avions envie de vous convier ce matin, le champ des possibles s’ouvre à vous. Pourquoi ne pas en profiter pour cultiver ce que Nuccio Ordine, linguiste italien, nommait “l’utilité de l’inutile” ? Que disait-il exactement ? “Dans toutes les grandes villes du monde, c’est pareil, l’homme moderne, universel, c’est l’homme pressé, il n’a pas le temps, il est prisonnier de la nécessité, il ne comprend pas qu’une chose puisse ne pas être utile; il ne comprend pas non plus que, dans le fond, c’est l’utile qui peut être un poids inutile, accablant. Si on ne comprend pas l’utilité de l’inutile, l’inutilité de l’utile, on ne comprend pas l’art; et un pays où on ne comprend pas l’art est un pays d’esclaves et de robots, un pays de gens malheureux, de gens qui ne rient pas, un pays sans esprit; où il n’y a pas d’humour, où il n’y a pas le rire, où il y a la colère et la haine.”

Relire cela et s’interroger sur la place de l’art dans notre monde marchand. Relire cela et s’interroger sur la place que chacun et chacune d’entre nous peut consacrer, grâce au temps libre et aux moments vacants, à l’apprivoisement de l’art et de sa beauté. Pour s’améliorer. Pour devenir un être plus sensible, plus complet en quelques sortes grâce aux expériences sensibles que fait vivre l’art. Relire encore un morceau de Nuccio Ordine. “C’est surtout dans les moments de crise économique, quand l’utilitarisme et l’égoïsme le plus sinistre semblent être l’unique boussole ou l’unique ancre de salut, qu’il faut comprendre, que l’utilité de l’inutile, c’est l’utilité de la vie, de la création, de l’amour, du désir.”

S’interroger sur la façon dont le temps libre est aujourd’hui vilipendé. Sur la façon dont il semble que “rêver au temps libre” soit devenu un crime de lèse-époque. Au-delà de ces interrogations dans ce dimanche nonchalant, il y aura de la musique forcément (découverte cette semaine d’un album de pop vibrionnante somptueux Sunset Park de H-Burns), il y aura surement aussi un film (pourquoi pas le dernier d’Emmanuel Mouret avec Sandrine Kiberlain et Vincent Macaigne, plein de poésie sur ce qu’est l’amour, ou le magnifique Tar avec Cate Blanchett). Peut-être que des toiles ou des photos seront aussi source d’une force nouvelle chez vous. Peut-être que l’indolence sera plus studieuse avec les cours de William Marx sur la littérature au Collège de France (Tout est là). Ou qu’il s’agira plutôt d’une nonchalance de la chair, aussi. Dans ces frôlements doux qui conduisent à l’extase. Pourquoi pas un cocktail de tout cela ? Il faut rêver grand dans la vie !

Songer à tout cela. À ce que le mot temps libre pouvait signifier et à ce qu’il signifie aujourd’hui. Il ne s’agit pas ici de réclamer un droit à la paresse, mais plutôt un droit au temps libre, un droit à la possibilité de s’épanouir autrement, notamment grâce à l’art cette réalisation impérissable du travail et de l’énergie humaine, mais pas seulement. Il s’agit de se rappeler de l’enseignement de Montaigne qui soulignait que “le jouir “ nous rendait “plus heureux” que le “posséder”. Il s’agit de reprendre cette bataille pour le temps de vivre où l’insouciance est la règle. “L’insouciance est le seul sentiment dont il faut prendre soin parce qu’il ne possède pas d’argument pour se défendre”, écrivait Françoise Sagan dans “Bonjour Tristesse.”
Reprendre cette bataille, sans ressentir une honte quelconque et avec le sourire de celles et ceux qui savent que l’émotion artistique et la nonchalance les ont rendus meilleurs.

Bon dimanche,

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