Jean-Luc Mélenchon a reçu Guillaume Gonin dans sa bibliothèque. Amoureux des mots, le leader de la France insoumise est un lecteur vorace et éclectique. Rencontre.
Photos Patrice NORMAND
De la douceur. En amont de cet entretien, ce n’est pas le terme que j’associais le plus spontanément à mon invité. Et pourtant, à peine installés autour de son bureau, sous une belle carte représentant la Méditerranée ayant pivoté de quatre-vingt-dix degrés vers l’ouest, émane très vite de Jean-Luc Mélenchon une grande douceur. Les livres délivrent-ils un sésame précieux pour pénétrer sans risque dans l’antre du leader de la France insoumise ? Reste qu’en préambule de notre échange, il se montre prévenant à mon égard et manipule ses exemplaires avec soin, tandis que notre photographe Patrice procède à l’installation de son matériel.
« Souvent, en retravaillant mes interviews, je souligne l’arête », précise-t-il d’emblée. « Les journalistes n’ont qu’une peur, c’est qu’en relisant, on attendrisse, on lisse. Chez moi, c’est tout l’inverse. Car mon pari fondamental est que la conflictualité crée la conscience. Une formule ambigüe … Mais c’est en rompant le cercle de l’évidence qu’on provoque l’interrogation. C’est le mécanisme de la pensée ! Sans cela, ce n’est que bruit mental. »
Sur la table, je remarque la pile de livres que m’avait évoquée Juliette, sa conseillère presse, alors que nous arpentions couloirs et jardins de l’Assemble nationale. J’étais heureux de retrouver ces lieux chargés d’Histoire, comme la Salle des Quatre Colonnes où se pressent journalistes et collaborateurs d’élus, dans l’attente d’un commentaire d’un député ou d’un membre du Gouvernement de passage. Je me suis laissé envahir avec délice de souvenirs de veillées nocturnes, à l’occasion de l’examen de tel ou tel projet de loi ; nostalgie de mondes passés, figés dans le marbre républicain. Juliette me tira soudain de ma rêverie : « il vous a apporté beaucoup de livres de chez lui. Je vous conseille de décaler votre train, il aura envie d’en parler. » Les minutes défilant, j’avais suivi son précieux conseil. Et maintenant, à la vue de la sélection hétéroclite de mon invité iconoclaste, je ne peux que m’en féliciter. Peut-être même aurais-je pu réserver le dernier train du soir pour Bordeaux.
* * *
Je vous ai apporté l’un de vos ouvrages : « Rocard, le rendez-vous manqué », publié en 1994. Quels souvenirs vous évoque-t-il ?
Jean-Luc Mélenchon : Il m’a coûté vingt-et-une nuits. C’est une erreur totale ce livre. Littérairement il ne vaut rien et politiquement très peu. D’abord, je l’ai écrit en été : j’ai gâché mes vacances et celles de ma famille. Ensuite, parce qu’il est prétentieux de se sentir obligé d’écrire un livre pour se justifier ! Là c’était pour expliquer comment ce que j’avais entrepris pendant tant d’années était passée ensuite par Rocard, que j’avais pourtant tellement combattu auparavant.
Ce livre n’a aidé personne. A peine moi. Et puis, vous le savez, l’esprit construit toujours ses obstacles : certains appellent cela l’angoisse de la page blanche. Pour ma part, je n’arrivais à écrire que la nuit. Ce n’était pas très malin. Mais il fallait que j’écrive pour me retrouver. Je vis vraiment le stylo à la main.
Depuis, écrivez-vous différemment ?
Jean-Luc Mélenchon : J’en suis à mon vingt-deuxième livre, j’ai donc eu le temps de dédramatiser l’écriture. Mais, chaque livre a représenté un exercice nouveau. Pour le dernier, « Députés du peuple humain », c’est la première fois que j’utilise un discours, en y ajoutant d’autres interventions que les miennes. Et puis est arrivée la trouvaille du QR-code, qui change la nature de l’objet. Car il a vaincu la différence entre le texte numérique et le texte imprimé. En réalité, mes textes numériques sont souvent des « hubs », avec des liens hypertextes. Mes bouquins n’offraient pas cette possibilité : c’est désormais chose faite. C’est un livre qui fonctionne avec des univers parallèles. Il y a plusieurs mondes qui vivent en même temps dont les points de passages sont ces QR-code. Chacun s’ouvre avec un téléphone et donne accès à une vidéo ou un autre texte. Je crois être le premier à utiliser ce procédé narratif ? L’idée de la connexion d’univers parallèles est essentielle dans ma compréhension du monde. Le surréalisme peut être un code intime.
Dans quel sens ?
Jean-Luc Mélenchon : Exemple : un meeting. Lorsque je fais un meeting, il y a l’évènement que je vis, que j’ai sous les yeux. Mais il y a aussi celui qui est diffusé en images, et puis il y a celui qui passe en réseaux sociaux, qui aura sa propre vie.
Cette concordance des univers innombrables, c’est l’univers infini des mondes innombrables de Giordano Bruno à la renaissance, transposée au XXIème siècle ! Sauf que moi, on ne me brûlera pas pour ça… (Rires)
Justement, vous semblez être quelqu’un de l’écrit mais, pour autant, vous ne semblez pas dégouté par les attributs techniques de la modernité, comme les écrans.
Jean-Luc Mélenchon : Vous tombez juste ! Je n’ai jamais aimé le discours du type : « c’était mieux avant ». Souvent, pour blaguer, je réponds : « non, « avant », j’y étais, ce n’était pas mieux ! » Le présent est follement excitant dans le registre des moyens de communication. Vous savez, je suis un militant et donc un intellectuel médiateur. Et j’en suis fier.
Pour certains, un intellectuel n’agit pas.
Jean-Luc Mélenchon : C’est vrai. Beaucoup imaginent une créature dans son bureau, enfouie dans ses papiers. C’est Fulgence Tapir d’Anatole France dans « L’île des pingouins ». Vous avez raison. Mais pour ma part je ne sépare pas mon rôle intellectuel de mon engagement dans la lutte politique. D’ailleurs c’est parce que je suis engagé que je suis devenu un intellectuel. Ce n’est pas une affaire de succès dans les études. C’est une attitude : on veut comprendre pour partager, alors on va chercher, lire, écrire. Mais la finalité est dans l’engagement, c’est-à-dire dans le processus pour comprendre et emporter la conviction des autres. Non pas déclamer ou asséner, mais convaincre, impliquer.
Comment convaincre ?
Jean-Luc Mélenchon : Cela mêle les registres de l’affect, du rationnel, de l’écrit, de la mise en scène des mots, de la transmission de ses propres convictions … En ce qui me concerne je ne peux séparer cela de ma manière d’être. Petit à petit, la construction de soi est venue de la politique seule. C’est 90% de mon existence. La politique satisfait toutes les cases auxquelles j’aspire. Elle m’a mis en contact avec toutes sortes de réalités, de pays, de sujets, de personnes … Elle m’a impliqué à fond dans la trame de la réalité. Dès lors, l’écrit, la communication orale et la pensée forment un continuum existentiel. Pour moi il n’y a pas de frontières entre penser, lire, écrire et dire. Je ne dois pas être le seul à le croire, parmi ceux qui vivent un crayon à la main. Vous rendez-vous compte de ma cadence ? Avec mon blog, mes tribunes et textes, j’écris l’équivalent d’un livre tous les deux mois. Sans parler de la transcription des discours. Donc je ne peux pas regarder une activité pareille comme quelque chose d’extérieur à moi. Ce n’est pas possible. Je suis, donc j’écris.
"Si je suis quelque chose, je suis un scribe"
Quel lien avec la construction de soi ?
Jean-Luc Mélenchon : La construction de soi, à la fin, c’est quand vous pensez comme vous parlez, et vous parlez comme vous écrivez. Le temps passant, quand on a commencé à me dire: « en te lisant, on entend ta voix », j’ai su que j’étais arrivé à un bon niveau d’autoproduction. (Sourires) Celui où vous pouvez dire : ça y est, je commence à être une vraie pierre polie. Un être vraiment imbriqué.
Sans regretter le passé, on vous imagine tout de même volontiers en parlementaire de la IIIème République, intervenant dans l’Hémicycle sans micro. Vous ne rejetez pas cette image ?
Jean-Luc Mélenchon : Ah non, pas du tout ! Au contraire, j’ai beaucoup d’admiration pour les orateurs de la IIIème République, leur style, leur manière de faire. Parfois, Alexis Corbière et moi, tous les deux amateurs d’Histoire, nous en rajoutons un peu dans ce domaine. Corbière a plus le physique que moi, avec son côté Jaurès … D’une manière générale, je me sens un homme d’assemblée. Ça, c’est clair ! Et ce, depuis mes assemblées de lycéen, quand j’ai été élu président des délégués de classe ...
Ecrivez-vous vos discours ?
Jean-Luc Mélenchon : Jamais ! J’établis une sorte de partition : entre un plan résumé et un dessin. Je me suis beaucoup intéressé aux mystères de l’art oratoire. Car, oui, c’est un art. Cela représente à la fois une technique et une résonance, c’est-à-dire quelque chose de plus ample que de parler. Évidemment, la forme va jouer un très grand rôle – mais dans quel art la forme ne joue-t-elle pas de rôle ? Comme la musique, la peinture, la sculpture, la prise de parole a des exigences de forme.
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