“Dans les yeux, j’ai dit, les yeux”. Dans les yeux, Jérémie Peltier a un message pour vous : arrêtons de nous plaindre de la 5G, ou des sapins de Noël et aimons la nouvelle séduction que le masque (FFP2, chirurgical ou en tissu) nous offre. Il convoque Hemingway, Destiny Child, Picabia, Eluard et Comte-Sponville. Dans les yeux, j’ai dit.
Période pénible, on le sent bien. On se retient d’éternuer sous peine d’avoir de la morve plein le masque, on choisit ses lieux et ses loisirs en fonction de la présence ou de l’absence d’hypocondriaques, et plus personne ne se reconnait dans la rue, ce qui nous fait toutes et tous passer pour des gens « fiers » comme disent les vieux sages à qui on n’apprend pas à faire la grimace. Par-dessus le marché, vous l’avez sans doute remarqué, on se met à sautiller comme des cabris dès lors que nous nous asseyons à la terrasse d’un café, et ce en raison de l’invasion de guêpes dont nous sommes victimes mais dont personne ne parle (pour votre gouverne, selon certaines estimations, la population de guêpes observée durant la saison estivale 2020 serait jusqu’à cinq fois supérieure à la normale dans certaines régions françaises [1]). Vous croyez qu’on ne vous voit pas, là, à essayer de les capturer sous votre verre vide pour les regarder se cogner contre les parois ?
J’espère au moins que vous avez pris le temps de fêter, avant-hier, mercredi 16 septembre, la journée mondiale du préservatif féminin, qui, comme vous le savez si vous faites partie des 0,5% Français qui l’utilisent, peut s’appliquer huit heures avant un éventuel rapport sexuel. « Idéal pour ne pas interrompre les préliminaires et proposer une alternative aux hommes sujets aux troubles de l’érection au moment d’ouvrir le petit carré de plastique » comme nous le dit destinationsante.com.
Mis à part cette petite mais importante célébration, je voulais vous dire que l’on a quand même perdu le sens de la fête et de la joie depuis la rentrée. La honte, la honte, la honte comme on dit !
On récapitule : plus d’arbres morts sur les places de la ville à Bordeaux, donc pas de Sapin de Noël les chouchous : « Je garde souvenir de cet arbre mort qu’on faisait venir tous les ans… Ce n’est pas du tout notre conception de la végétalisation » a indiqué le maire lors d’une conférence de presse [2]. Mes amis, lorsque souvenir lui reviendra de cette dinde morte ou de ce lapin mort qu’il dégustait parfois au chaud en famille, attendez-vous à devoir manger ces deux animaux vivants, sous peine de terminer en prison si vous osez les tuer pour faciliter leur présentation dans vos plats.
Il y a aussi un petit débat autour de la 5G et des Amish [3], on n’a pas tout compris, à part que d’une façon générale, on a un sujet avec le progrès. On oublie pourtant que le progrès permet des miracles, comme celui de fabriquer un pénis sur le bras d’un homme qui l’avait perdu. Comme nous l’apprend e-sante.fr, la procédure, permettant la création d’un pénis à partir d’une des artères de sa jambe et la peau de son bras lui a coûté 50 000 livres (soit environ 55 300€). L’organe formé se trouve sur son bras pour bénéficier de la circulation sanguine, en attendant son implantation finale. Malcolm Macdonald, l’homme possédant le pénis en question, reconnaît : « c’est fou d’avoir un pénis sur le bras. Même moi, je n’y suis pas habitué. Mais quand on y pense, c’est vraiment incroyable. Qu’ils puissent me faire un nouveau pénis est incroyable, et qu’ils puissent le construire sur mon bras est époustouflant ». Allez y jeter un œil, c’est très intéressant
Plus de Noël, plus de 5G. On a eu aussi quelques problèmes avec les vêtements : à Sainte-Marie-la-Mer, deux gendarmes ont demandé à plusieurs femmes, qui bronzaient les seins nus, de remettre leur haut de maillot de bain [4], tandis que des collégiennes et des lycéennes se sont vues refuser l’accès à leur établissement scolaire à cause de leurs tenues jugées inappropriées, et notamment à cause du port du crop-top. Rappelons qu’il s’agit d’un haut court qui a fait son apparition dans les placards des ados dans les années 1990 grâce aux Spice Girls, à Christina Aguilera, à Britney Spears ou encore aux Destiny’s Child [5]. Honnêtement, tant que tu say my name, où est le problème ?
Assiste-t-on à un retour de la pudeur ? S’il y a plus de cinquante ans (1964), les Françaises furent les premières à se livrer à la pratique des seins nus sur les plages publiques, le nombre d’adeptes du topless diminue d’année en année. Comme nous le révèle l’Ifop et François Kraus, à peine 22% d’entre elles y enlèvent régulièrement ou occasionnellement le haut en été, contre plus d’une sur trois il y a dix ans (34% en 20093). Et si on remonte jusqu’aux années 1980, qui furent celles de la grande époque du bronzage monoï et du culte du teint hâlé, le recul de ces dépoitraillements publics est encore plus net : aujourd’hui, à peine 19% des femmes de moins de 50 ans se mettent seins nus à la plage, soit deux fois moins qu’il y a 35 ans (43% en 1984) [6].
La fête est finie pour les femmes. Elle est également terminée pour les supporteurs du PSG, qui ont failli ne plus avoir le droit de porter leur maillot fétiche sous peine de mettre de l’huile sur le feu comme on dit [7].
Car même Paris (la France) est impactée par la fin de la fête. On nous disait pourtant, citant Hemingway à toutes les sauces depuis 2015, que Paris serait toujours une fête :
« Il n’y a jamais de fin à Paris et le souvenir qu’en gardent tous ceux qui y ont vécu diffère d’une personne à l’autre. Nous y sommes toujours revenus, et peu important qui nous étions, chaque fois, ni comment il avait changé, ni avec quelles difficultés – ou quelle facilité, nous pouvions nous y rendre. Paris valait toujours le déplacement, et on recevait toujours quelque chose en retour de ce qu’on lui donnait »
Ernest Hemingway, Paris est une fête
Malheureusement, même à PARIS, dont Jules Renard a dit qu’il suffit d’ajouter deux lettres pour faire PARADIS, il y a bien une fin, en ce moment. La fête s’arrête plus tôt que prévu. On ne voit plus Paris comme avant, on ne l’étreint plus comme avant. Elle est comme une fille qu’on embrasse, mais qu’on ne voit jamais de face, comme chante L’impératrice :
Paris n’est plus vraiment une fête
Finies les boites de nuit, même si certaines tentent de rouvrir en catimini [8]. De toute façon, bien avant la Covid, c’était déjà la fin d’une époque : en France, sur les 3 000 discothèques présentes sur le territoire, une fermait déjà chaque semaine. La plus grande discothèque au nord de Paris, le Kes West, avait d’ailleurs fermé ses portes le 14 décembre 2019 [9].
Fini aussi le naturisme : la préfecture de police a interdit dimanche 13 septembre la version parisienne de la World Naked Bike Ride, une randonnée internationale naturiste dans laquelle les participants circulent ensemble sur des moyens de transport à propulsion humaine, pour « donner une vision d’un monde plus propre, plus sûr et plus positif », et avec vêtements facultatifs afin d’exprimer « la fragilité de l’homme face au trafic routier, à l’urgence climatique et à la 6e extinction animale »[10]. Cette manifestation autorisée à Rennes devait consister selon les organisateurs « en une circulation, festive, familiale et pacifique à vélo, rollers, skateboard ou trottinette ».
Paris a froid Paris a faim
Paris ne mange plus de marrons dans la rue
Paris a mis de vieux vêtements de vieille
Paris dort tout debout sans air dans le métro
Plus de malheur encore est imposé aux pauvres
Et la sagesse et la folie
De Paris malheureux[11]
Paul Eluard, Courage
Y-a-t-il malgré tout des éléments positifs dans tout ce malheur ? Oui, évidemment. Comme dans toute situation. C’est ce qu’on appelle les effets désirables.
D’abord, tout n’a pas disparu avec le virus. Il y a quelques éléments qui perdurent malgré le changement d’époque, nos pôles de stabilité à nous, nos éléments rassurants, nos petites madeleines de Proust : à Orly, une vingtaine de personnes ont attaqué un bus et ont joué à cache-cache avec un adolescent début septembre [12], et des habitants de Belleville, nostalgiques du feu d’artifice, se sont échangés des tirs de mortier au beau milieu d’une après-midi ensoleillée.
Les vacances nous ont offert par ailleurs quelques bonnes nouvelles. Les ventes d’alcool qui avaient chuté pendant le confinement sont reparties à la hausse : selon le cabinet Nielsen, les Français ont acheté beaucoup de boissons alcoolisées cet été (+12% par rapport à l’été dernier), et j’ai l’honneur mesdames et messieurs de vous indiquer que l’alcool tendance de l’été fut le gin avec des ventes qui ont bondi de 22% en août par rapport à août 2019.
Au rayon des bonnes nouvelles, il n’y aura cette année pas de tentatives de suicide liées à des humiliations subies lors des brillants week-end d’intégration étudiants, tous annulés pour cause de Covid [13]. Quelle tristesse. Mettre une casquette de Mickey en mangeant des excréments est tellement amusant. Vivement l’année prochaine pour retrouver enfin nos rites de passage dignes d’une société en quête de sens !
La bonne nouvelle est également à retrouver du côté des start-up. Le Parisien nous apprend en effet que la crise a pour conséquence que nombre de start-up « sympas » reviennent à un fonctionnement plus classique, où la hiérarchie reprend ses droits : Fini les open spaces avec table de ping-pong, baby-foot, corbeilles de fruits et parfois même des fûts de bières à gogo. Depuis la rentrée, la mission des happiness managers (« responsables du bonheur »), sorte de RH à la sauce Silicon Valley, est devenue bien compliquée. Le paradis de la déglingue perdu à jamais, le jardin d’enfant fermé à double tour [14].
Le masque est utile, finalement
Enfin, après réflexion, je crois que l’on peut trouver une forme de salut à travers le masque et ses effets. Comment ? Cette chose ignoble donnant le sentiment d’une prolifération de Docteur House dans l’espace public ? Cette chose horrible à cause de laquelle plus personne ne se maquille ? C’est vrai, le secteur des cosmétiques subi de plein fouet la crise sanitaire et le masque obligatoire. Le cabinet Nielsen estime que les ventes de produits de maquillage pour le visage ont diminué de 27% et les rouges à lèvres de 47% par rapport à la période similaire en 2019.
On comprend bien les difficultés : comment faire pour séduire quand on nous enlève bouche et visage ? Comment faire pour être certain que la personne actuellement au bras de celle ou celui sur qui vous venez de flasher est moins belle ou moins beau que vous ? Impossible à dire avec le masque. Il vous faudra une fois rentré chez vous dérouler frénétiquement le compte Instagram dudit ou de ladite intrus afin de vous rassurer sur votre supériorité physique en regardant ses photos de la vie avant-masque.
Car en effet, sans lèvres et sans pommettes, il ne nous reste plus que nos yeux pour aimer.
Est-ce grave ? Et si la crise était finalement une chance pour les yeux ? A y regarder de plus près (facile), on réapprend à les utiliser : on doit redoubler d’effort pour plaire et nous exprimer à travers les formes que prennent nos yeux : yeux tristes, yeux blasés, yeux plissés…Certaines personne par coquetterie enlèvent leur lunettes, ou les remettent, ouvrent les yeux en grand ou les ferment légèrement. La crise et le masque nous réapprennent à aimer par nos uniques yeux, car nous incitent à ne regarder autrui que dans ses yeux : les décrypter, les sentir, tenter de déceler le moindre soubresaut, le moindre clignement, tenter de comprendre la joie, la détresse ou l’amour qu’il y a dans les yeux de l’autre.
L’arrivée du masque en somme, c’est le retour des yeux dans l’espace public et dans les relations. Les yeux sont partout, de toutes les couleur et de toutes les formes. Avec le masque, l’échange de regards a remplacé l’échange de bises ou de poignées de main.
Apprendre à jouir à distance
Et pour être honnête, cela n’est pas un problème tant la beauté passe d’abord par la vue.
Le philosophe André Comte-Sponville nous en fait une brillante description dans son formidable livre Le goût de vivre et cent autres propos (Albin Michel, 2010). Dans son chapitre intitulé « Beauté », il nous dit :
« La beauté est un plaisir : plaisir des yeux ou de l’ouïe, et l’une des seules façons, avec l’imagination, de jouir à distance. C’est pourquoi la beauté est bonne, c’est pourquoi elle est irremplaçable ».
« Jouir à distance ». En réapprenant à utiliser vos yeux, vous faîtes de nouveau l’expérience de la jouissance quotidienne, voire la jouissance heure par heure. Comme souvent, quand nous sommes privés d’un sens (ici l’odorat), nous avons tendance à développer les autres. Ne pouvant plus sentir les parfums qui nous enchantent, reste la vue pour observer la beauté :
« En principe, rien n’empêcherait de parler d’un beau parfum ou d’une belle odeur. L’expression pourtant, appliquée aux sensations olfactives, n’est guère d’usage. Et moins encore s’agissant du goût ou du toucher. Parce que ces sens sont trop grossiers ? Ils ne le sont guère plus, ni moins, que l’ouïe ou la vue. Mais parce qu’ils sont sens de l’immédiat, du contact, de l’assimilation ou de la préhension, qui supposent presque toujours la possession. Rien de tel pour la vue ou l’ouïe. Ce paysage que je trouve beau, pas besoin de le posséder pour en jouir. Cette femme que je trouve belle et que je ne connais pas, que je ne saurais toucher sans offense, elle n’en est pas moins agréable à regarder(…). On peut posséder un tableau ? Certes. Mais point sa beauté, dont tous peuvent jouir », Comte-Sponville, toujours.
Dans le contexte, c’est également la parole qui nous est presque enlevée, le fait de parler derrière un masque devenant si désagréable que nous limitons nos expressions au strict minimum. Peu importe, les yeux feront l’affaire et assureront la conversation :
Les anges amoureux se parlent sans paroles, comme les yeux aux yeux.
Alphonse de Lamartine ; Chant d’amour (1822)
Cette crise est alors une chance inouïe pour réapprendre à apprécier la beauté. Que les jaloux soient prévenus, ils ne pourront rien faire :
« La beauté est ce qui échappe, ce qu’on ne peut posséder ni garder. Tant pis pour les égoïstes. L’homme le plus jaloux, comment pourrait-il empêcher les autres de jouir de la beauté de sa femme ? Ou bien il faudrait la voiler, ce que certains font, et ce n’est pas seulement une atteinte aux droits des femmes : c’est un pêché contre le beau, contre le plaisir, contre le bonheur. Imaginez Paris, sans la beauté des femmes. Ce ne serait qu’un musée ennuyeux », Comte-Sponville, encore.
Enfin, apprécier la beauté, c’est tout bonnement apprécier la vie, car la vue nous ouvre au monde, nous apprend des choses. C’est sans doute le sens qui nous fait acquérir le plus de connaissances différentes. N’avoir que nos yeux, c’est ainsi s’ouvrir encore et davantage vers des contrées encore ignorées, des projets impensables il y a encore peu, des idées non imaginées jusqu’alors. C’est voir des choses, des gens, des lieux, que vous n’aviez pas vu ou pas regardé avant.
Et si on se met, alors, à rêver et à voir des choses plus grandes que nous ? A vouloir tout faire, trop en faire ? Et si, en somme, à trop vouloir ouvrir les yeux, on finit par voir les choses en grand ?
Avoir les yeux plus gros que la vie elle-même, est-ce grave ? Je ne crois pas. Il faut simplement, pour être heureux, trouver des lunettes à votre taille.
Mes yeux dans tes yeux, je suis heureux.
Francis Picabia ; Hélas (1918)
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[1] http://www.meteo-paris.com/actualites/la-meteo-de-2020-responsable-de-l-invasion-de-guepes-en-france-09-septembre-2020.html
[2] https://www.lefigaro.fr/politique/pas-d-arbre-mort-sur-les-places-de-la-ville-le-maire-de-bordeaux-supprime-le-sapin-de-noel-20200911
[4] https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/pyrenees-orientales/perpignan/seins-nus-interdits-plage-sainte-marie-mer-gendarmes-demandent-femmes-se-rhabiller-1865524.html
[5] https://madame.lefigaro.fr/style/qui-veut-la-peau-du-crop-top-140920-182304
[6] https://www.ifop.com/publication/metoo-on-the-beach-du-monokini-au-burkini-un-retour-de-la-pudeur/
[7] https://www.huffingtonpost.fr/entry/le-maillot-du-psg-interdit-a-marseille-pour-la-finale-de-la-ligue-des-champions_fr_5f3eea05c5b697824f9649ff
[8] https://www.capital.fr/economie-politique/a-paris-des-discotheques-ouvrent-en-catimini-1380176
[9] https://www.20minutes.fr/societe/2678035-20191218-pourquoi-grandes-discotheques-francaises-plein-declin?utm_medium=Social&xtref=facebook.com&utm_source=Facebook#Echobox=1576917321
[10] https://actu.fr/ile-de-france/paris_75056/la-prefecture-de-police-de-paris-interdit-la-manifestation-des-cyclistes-nus_36081413.html
[11] Paul Eluard, Courage
[12] https://www.leparisien.fr/val-de-marne-94/val-de-marne-un-adolescent-enleve-apres-l-attaque-d-un-bus-par-une-vingtaine-de-personnes-04-09-2020-8378763.php
[13] https://etudiant.lefigaro.fr/article/les-soirees-etudiantes-et-les-week-ends-d-integration-sont-annules_bbe98cb0-e618-11ea-9ee4-cd18a568f607/
[14] https://www.leparisien.fr/economie/business/un-paradis-perdu-a-jamais-changement-d-ambiance-dans-les-start-up-08-09-2020-8380452.php?utm_campaign=facebook_partage&utm_medium=social
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