Dans la BD contemporaine, Enki Bilal est parmi les premiers à avoir fait de ce genre autrefois mal vu, un art de la narration autant que du dessin. Son dernier album “Bug” nous emporte dans un bug informatique généralisé. Actuel, effrayant et passionnant.
Après avoir traité de sujets politiques, géopolitiques (Les Phalanges de l’Ordre Noir, Partie de chasse, avec Pierre Christin), de destins dictatoriaux et de rêves d’immortalité (La trilogie Nikopol), de cauchemars obscurantistes prémonitoires (Le cycle du Monstre), de planète recadrant les humains (La trilogie du Coup de Sang), Enki Bilal nous prive de notre addiction digitale en nous plongeant, non sans une certaine dérision, dans un monde de désarroi et d’enjeux multipolaires. Le tout dans un graphisme toujours très léché et interpellant. En un clin d’œil, le trait Bilal s’impose. On retrouve aussi le Bilal – sociologue – qui nous plonge dans une ambiance où l’on aurait perdu l’usage du numérique. En quelques bulles on se rend compte que sa dystopie, loin d’être rocambolesque, est totalement possible. Comme dans la série Mr Robot d’ailleurs. Rencontre avec un auteur de BD qui – depuis ses débuts – sait parler autant à notre intellect qu’à nos émotions.
Dans cette nouvelle série, vous imaginez un immense Bug numérique qui met la planète sans dessus dessous. Pourquoi ce choix ?
Enki Bilal : J’essaye toujours de me plonger dans les zones grises. J’ai ausculté les idéologies, l’obscurantisme religieux ou les enjeux géopolitiques, il était normal – pour l’auteur que je suis – de titiller les zones grises de la civilisation du numérique. Je tente toujours de me projeter dans ce qu’il y a devant nous. Or, à l’heure actuelle, ce qui nous attend, c’est Elon Musk (PDG de Tesla, NDLR) qui nous promet des voyages sur Mars, et une partie des gens qui imagine une société transhumaniste. Le dénominateur commun de tout cela est le monde dématérialisé. Dans cet univers, le Bug est source de dramaturgie.
Justement, vous choisissez un bug qui ne vient pas d’une erreur humaine. Pourquoi ?
J’ai vite compris qu’il fallait que j’évite de donner une explication réaliste. Cette panne n’est pas le fait d’une faillite humaine. C’est une façon de me libérer d’explications à donner. Je pense que cela renforce la notion de fable. Le thème est tellement gigantesque, énorme, que je ne pourrais pas le traiter en un seul album, ou si je le fais, ce serait gâcher le sujet. Je n’ai pas écrit la suite, je ne sais pas s’il y aura vingt volumes ou deux. Je sais comment ça se finit – l’explication va prendre cinq pages à la fin –, mais je vais suivre mon instinct. Et je veux que les lecteurs vivent un an pour avoir la suite. Ce sujet mérite de la frustration. L’irréalité donne de la puissance à la fable. L’interrogation se fait à la mémoire.
L’interrogation, justement. Dans ce premier tome de “Bug”, vous ne semblez pas prendre partie sur la question de savoir si la technologie nous a englouti. Pourquoi ?
Comment, moi Enki Bilal, qui fait comme vous et comme tout un chacun partie de ce monde numérique pourrais-je porter un jugement clair et péremptoire. J’ai des idées, des avis, des intuitions, mais le rôle d’un auteur n’est pas forcément de faire passer ses propres idées, mais d’interroger et d’interpeller. Dans le “sommeil du monstre”, sur l’obscurantisme religieux, je voulais faire passer des idées en plus d’une interrogation. Cela aussi parce qu’il est plus aisé de savoir les ravages de ce fanatisme.
Au sujet de la technologie, j’aime bien la phrase de Paul Virilio “l’invention d’un avion c’est aussi l’invention du crash qui va avec”. Je goûte à cette mutation technologique, mais il faut savoir que cela peut basculer et que des tas de grains de sables sont là.
“Avec ce roman graphique j’ai envie de faire cheminer mon lecteur sans lui donner de réponses”
Finalement, “Bug” est une forme de saut dans l’une des facettes possibles de notre avenir ?
Complètement. Avec “Bug”, je me sens un peu comme un chercheur. Cette histoire est une forme de laboratoire. Je ne connais que la fin de l’histoire et je vais cheminer avec mon lecteur. En faisant d’un homme seul le disque dur de l’humanité entière, j’ai organisé l’histoire. La Silicon Valley est sonnée dans ce tome 1 car elle a perdu tous ses repères, de même pour les politiques. Mais par la suite, une traque peut se mettre en place.
La Silicon Valley justement. Elle ne semble pas être aux bancs des accusés dans ce monde de 2040 que vous nous décrivez…
Ils ne sont pas accusés, mais ils sont ridicules avec leurs pyjamas bleus. J’ai choisi le contre-pied de l’humour. Ses membres semblent appartenir à une secte. Mark Zuckerberg a 57 ans et Ray Kurtzweil est toujours là, comme s’il menait des travaux pour nous faire vivre à 150 ans. Tous sont sans voix et déprimés, pour ne pas dire tétanisés, car ils se trouvent en première ligne, la Silicon Valley étant le berceau de cette folie magnifique.
Y a-t-il chez vous une volonté de vous poser en lanceur d’alerte ?
Non. Je récuse ce terme. Je ne veux et je ne peux pas être lanceur d’alerte contre quelque chose – le monde numérique – dont je fais partie. De plus, dans ce mot lanceur d’alerte, il y a une dimension justicière de celui qui s’auto-proclame ainsi qui ne me correspond pas.
Malgré tout, votre album pose la question de l’avenir de l’humanité. Quelle est votre intuition ?
Je n’ai pas de réponses. Vraiment. Je me considère comme un chercheur. La grande question est la vôtre. L’humanité va-t-elle réussir à gérer cela ou bien sera-t-elle dépassée par sa propre création ? Je vais tenter d’y voir plus clair à travers “Bug”. Toutefois, aucune réponse – si réponses il y a – ne sera définitive.
J’ai hèsité à l’acheter, mais maintenant je cours la chercher. merci Ernest!