Et si à travers la littérature, et les logements qu’elle décrit, un antidote à la crise de nos logements était possible ? C’est le pari que fait Blanche Leridon dans sa nouvelle chronique “Littérature quotidienne” avec Pérec, Gracq, Becker et d’autres.
À la fin du mois d’avril, les éditions Corti publiaient un inédit de Julien Gracq, La Maison. Le hasard de l’actualité politique (ou bien le génie de la vie littéraire) voulut que cette sortie coïncide avec le retour du logement sur le devant de la scène politico-médiatique. L’importance de l’habitat, la grande vulnérabilité de ceux qui n’en ont pas, la crise du logement et les plans gouvernementaux pour en sortir se sont multipliés depuis, dans le chaos des acronymes et la froideur technocratique des litanies de mesures et de dispositifs. Au milieu de cette actualité, rythmée par les taux d’intérêt, les primes et les crédits, le petit livre de Gracq faisait office d’archipel poétique hors du temps, en même temps qu’il incitait au pas de côté. Comment parler autrement de ces lieux qui nous abritent et nous font vivre ? Comment sortir du jargon des promoteurs, des banquiers et des politiciens ? Par quelles voix réenchanter l’habitat ?
Certains (ils sont de plus en plus nombreux) trouveront la réponse en se prélassant devant la télé réalité immobilière, cette nouvelle lubie audiovisuelle qui fascine beaucoup de mes contemporains, adeptes de L’Agence, des Chasseurs d’Appart et consorts, qui Recherchent appartement ou maison avec passion et acharnement. À rebours de ce drôle de rituel cathodique, je devais, une fois de plus, trouver mes réponses dans les romans.
On dit souvent habiter les livres que l’on lit, refuges virtuels qui nous transportent autant qu’ils nous protègent. Les romans seraient comme des maisons : ils nous abritent, nous fascinent et nous aliènent. On pénètre dans une intrigue comme on entre dans un logis, on les découvre, on y passe un moment, avant de les quitter, plus ou moins définitivement, jamais totalement indemne. Les analogies entre la lecture et l’habitat sont nombreuses et fécondes (on parle bien de maisons d’éditions et l’on forme avec nos livres dépliés de petits toits rassurants) mais c’est la description des lieux de vie eux-mêmes, à l’intérieur des livres, qui me semble plus riche et porteuse aujourd’hui.
Casanière pathologique, j’ai toujours été fascinée par les maisons décrites dans les romans. Si ma mémoire romanesque souffre de terribles lacunes – j’oublie toujours la fin des histoires et j’ai toutes les difficultés du monde à me souvenir des noms des héros – je garde des souvenirs très nets des lieux dans lesquels se joue l’action. Qu’ils soient réduits à leur seule fonction de décor ou qu’ils déterminent les ressorts d’une intrigue, ils sont des espaces d’hybridation magique, où le quotidien le plus familier peut côtoyer l’imagination la plus débridée, où les chambres coincées sous l’escalier sont décrites avec le même soin que les cabanes des gardes chasses, les pensions de famille bourgeoises ou les beaux immeubles parisiens.
Jeune lectrice avide de la saga des Rougon-Macquart, je conserve un souvenir impérissable des maisons zoliennes, dont les descriptions naturalistes offraient de percutants effets de réel. Si la nature m’avait doté de ce talent, je pourrais dessiner avec précision l’enchaînement des pièces de la maison de Renée dans La Curée, du premier salon jusqu’à la serre, sanctuaire du luxe à la mode Second Empire. Je visualise encore parfaitement le petit salon, sa “sensuelle symphonie en jaune mineur” où “l’une des portes-fenêtres s’ouvrait sur la magnifique serre chaude scellée au flanc de l’hôtel.” Certes, on est bien loin ici du petit appartement de Gervaise et Lantier dans l‘Assommoir, plus loin encore de l’atelier délabré de Claude dans L’Oeuvre, où “des chaises dépaillées se débandaient parmi des chevalets boiteux” et où la lumière du soleil se répandait “ainsi qu’un or liquide sur tous ces débris de meuble, dont elle accentuait l’insoucieuse misère.” Mais même les lieux d’indigence et de détresse sont décrits avec soin et virtuosité.
Dans ma vie de lectrice, les descriptions naturalistes seront ensuite supplantées par le génie des lieux péréquien. La Vie mode d’emploi, roman “bâtimentaire” s’il en est, est un travail d’architecte autant qu’une œuvre de romancier. Chacun des chapitres déplie l’arborescence tentaculaire d’un immeuble haussmannien, vous faisant pénétrer d’un appartement à un autre, de pièce en pièce. Ce puzzle infini et grandiose propose un plan de coupe détaillé de l’immeuble, figé pour être exhaustivement dépeint. On passe ainsi de l’appartement cossu des Moreau, sa grande salle à manger d’apparat au style “résolument avant-gardiste, d’une rigueur géométrique, d’un formalisme impeccable, un modèle de sophistication glacée où les grands dîners de réception prennent l’allure de cérémonies uniques“, à la chambre des Louvet, son “tapis de fibres rapporté des Philippines”, sa “coiffeuse 1930 tout entière revêtue de minuscules miroirs”, sa “lampe en forme d’ananas” ; jusqu’aux chambres de bonne du dernier étage, celle de la jeune anglaise Jane Sutton, son lit étroit, qui est en fait “un matelas de mousse posé sur trois cubes de bois faisant office de tiroirs, recouvert d’un édredon en patchwork”. Sur la petite plaque de liège fixée au-dessus du lit, sont épinglés plusieurs papiers : “le mode d’emploi d’un grille-pain électrique, un ticket de laverie, un calendrier, les horaires des cours à l’Alliance française et trois photos montrant la jeune fille.” En bon oulipien, le génie de Perec se révèle dans la contrainte, comme il l’explique dans son autre œuvre architecturale, Espèces d’espace : “J’écris : j’habite ma feuille de papier, je l’investis, je la parcours” pour ensuite “décrire l’espace, le nommer, le tracer” et dresser “une géographie dont nous avons oublié que nous sommes les auteurs.”
Pérec a fait des petits, plus au moins revendiqués. En 2017, l’autrice Agnès Riva signait un premier roman stimulant, Géographie d’un adultère, qui décrivait la relation de deux amants par le prisme des lieux où ils vivent leur histoire. Chacun faisait l’objet d’un chapitre, aux titres faussement descriptifs et neutres : “Le coin de la cuisine de la maison d’Ema, compris entre l’évier et le réfrigérateur”, “Le coin derrière la porte d’entrée de la maison d’Ema à 19h30” ou “La maison de Paul” sont les témoins discrets de leurs amours interdites. Quelques années plus tôt, l’écrivain Thomas Clerc décrivait méticuleusement son appartement de 50 mètres carré dans Intérieur, roman aux accents « péréquiens » publié chez Gallimard. Du palier aux fenêtres, en passant par le fonctionnalisme de ses tiroirs à glissière et les détails d’un lustre fêlé, aucun élément n’échappe à cette topographie minutieuse, quelque part entre la poésie et l’inventaire. “Comme j’ai été lent à faire le tour de ma maison ! 3 ans pourtant c’est 3 fois moins qu’Ulysse revenant de Troie. Ulysse ne voulait pas rentrer à Ithaque, et moi je m’évertue à rester ici, je supplie de ne pas sortir.”
Plus récemment il y eut évidemment La maison d’Emma Becker, un titre qui fait référence non plus aux lieux de vie comme chez Gracq, mais aux lieux de plaisir et de débauche, celui d’une maison close berlinoise, ses chambres, ses vices et ses filles. Tous ces titres doivent être complétés par les huis clos littéraires domestiques, où les maisons deviennent des personnages à part entière, que les héros ne parviennent pas à quitter (volontairement ou malgré eux) : de la chambre d’Oblomov dans le roman éponyme de Gontcharov au pavillon de Fontenay-aux-Roses où se cloître des Esseintes dans À Rebours en passant par les étranges châteaux kafkaïens.
Depuis le Chez soi de Mona Chollet, best-seller du confinement, la vie domestique fait l’objet d’une incroyable réhabilitation. La grande littérature peut être statique et l’on peut très bien voyager autour de sa chambre.
Alors non, toutes ces belles phrases ne résoudront pas la crise du logement, mais se replonger dans ces textes, y vivre un moment, peut au moins redonner un peu de sens aux vies et aux lieux qui les logent – un sens que les PTZ, les PEL ou les APL ne redonneront pas.
Toutes les chroniques “Littérature quotidienne” de Blanche Leridon qui interrogent le rapport de la littérature à nos quotidiens sont ici.