Pourquoi est-il si difficile de trouver un personnage excitant de retraité dans la littérature ? Dans “Littérature quotidienne”, cette chronique qui explore les rapports des textes avec le quotidien et donc le monde, Blanche Léridon a mené l’enquête et livre quelques hypothèses. Succulentes !
La mémoire sélective a ses mystères et ses raisons. Depuis plusieurs mois, dès qu’il est question des retraites (c’est-à-dire pratiquement tous les jours), ma mémoire convoque ce même souvenir littéraire. Nous sommes dans le deuxième chapitre d’Une vie française, le roman multi-primé de Jean-Paul Dubois. Victor Blick, le père du héros, passe ses journées de jeune retraité à prendre soin de son jardin (topos convenu, me direz-vous). Depuis sa maison de la région toulousaine, l’affable et patient Victor réussit à transformer un “vieux parc arthritique” en “une splendeur, un musée, une véritable galerie de verdure”. Ce jardin est, écrit Dubois, bien plus qu’un passe-temps, il est une sorte de cure, “son ultime raison de vivre”. Mais, cet été 1970, la sécheresse frappe durement le Midi et les autorités locales réglementent drastiquement l’usage de l’eau. Interdiction de laver les voitures, de remplir les piscines ou d’arroser les jardins. Victor, en citoyen loyal et respectueux, se plie doctement aux obligations. Et c’est tout son chef d’œuvre qui, jour après jour, s’assèche et se désagrège. Victor assiste alors, impuissant, à la dévastation progressive et cruelle de son éden pavillonnaire.
En bonne trentenaire citadine mal dégrossie, incapable de maintenir une plante en vie au-delà de dix jours, et bien loin encore de l’âge légal de départ à la retraite, les mésaventures de Victor Blick devraient, en tout état de cause, me sembler lointaines, étrangères. Pourtant, cet extrait a laissé dans mon esprit une persistance rétinienne étonnante, comme si cette scène résumait à elle seule tout ce qu’“être en retraite” pouvait bien vouloir dire. Si je me fie au roman de Jean-Paul Dubois (il n’est pas le seul responsable, j’y reviendrai) ce serait donc ça, la retraite : faire l’expérience perpétuelle de sa propre impuissance, contempler le délitement des derniers chantiers que l’on croyait, à tort, pouvoir construire au seuil de sa vie. Le retraité littéraire, ce personnage souvent secondaire, qu’il soit un père, un oncle ou un grand-père (il est plus rarement une femme dans la littérature contemporaine), semble condamné à ne susciter qu’un mélange de pitié et de compassion. Appréhendé par ce seul regard condescendant, il serait là pour rappeler aux chanceux “actifs” le sort funeste qui les attend.
Je ne pouvais évidemment me satisfaire de cette définition, et tenais là les règles d’un nouveau défi : trouver, dans les livres, des représentation alternatives, celles de retraités heureux, fantasques, débordants, des êtres dotés de désir ou empreints de légèreté, dont l’habitat naturel pourrait se situer ailleurs que dans des zones pavillonnaires, des jardins bien ordonnés, ou des paysages du sud-est de la France.
Il faut dire que des Victor Blick – ces baby-boomers souvent trop gâtés dans leur jeunesse, rattrapés par la fatalité – la littérature française de ces dernières années en a enfanté des dizaines. Les romans de Houellebecq en sont peuplés, lui dont la peur du vieillissement traverse l’ensemble de l’œuvre. De son regard compatissant (au mieux) et dégoûté (le plus souvent), il raconte les trajectoires de ces hommes (car ce sont surtout des hommes), approchant un âge présumé fatidique, “démonétisés” sur le grand marché des relations sociales et de la séduction. C’est Jed Martin en fin de carrière dans La carte et le territoire, le Daniel vieillissant de la fin de La possibilité d’une île ou, dans un autre registre encore, le père de Paul Raison dans Anéantir. La vision houellebecquienne n’a rien d’une anomalie, elle est même largement relayée dans le roman contemporain. Dans Connemara de Nicolas Mathieu, on assiste au déclin du père du héros, Gérard Marchal, tout occupé, au début du roman, à prendre soin de son petit-fils Gabriel, et sombrant progressivement dans la démence quand le petit lui est retiré. Exemple plus archétypique et cruel encore, c’est le Jean Roscoff du formidable Voyant d’Étampes d’Abel Quentin, professeur tout juste retraité, engagé dans un projet littéraire qui le mènera, irrémédiablement, à sa perte. Restait alors l’image d’Allan Karlsson, pensionnaire de maison de retraite qui au lieu de se rendre aux pince-fesses prévu pour ses 100 ans dans l’établissement décide de se faire la malle et de retrouver, une par de son insouciance de jeunesse. Dans ce livre “le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire”, Jonas Jonasson donne à voir une figure de retraité rocambolesque, joyeuse et joueuse ; pour faire jubiler le lecteur, mais aussi pour lui livrer un message : profite de chaque instant. Mais hormis cette figure attachante mais presque irréelle, la littérature reste assez désagréable avec le personnage de retraité.
Un écrivain peut-il s’arrêter ?
Pourquoi donc ce personnage est-il si mal servi dans les romans contemporains ? Une hypothèse se situerait du côté des écrivains eux-mêmes. Ces êtres pour lesquels la retraite est un horizon inenvisageable, inexistant, tant leur métier semble ne devoir jamais s’interrompre. Et si Philip Roth fait figure d’exception (il a pris officiellement sa retraite littéraire en 2012), il avait tout de même 79 ans au moment de “décrocher”. Une démarche qui a conduit le New Yorker à s’interroger, dans un éditorial d’une grande finesse : les écrivains peuvent-ils vraiment s’arrêter ? Apparemment non. Stephen King, qui annonçait se retirer du monde des lettres en 2002, a fini par replonger quelques années plus tard. Il n’est pas anodin que l’un de ses personnages récurrents devienne alors Bill Hodges, un ancien policier qui reprend du service dans la trilogie que composent les romans Mr. Mercedes (2014), Carnets noirs (2015) et Fin de ronde (2016).
Où donc aller chercher ces représentations alternatives ? Du côté des sociétés qui valorisent et respectent l’âge, comme le Japon qui en offre de réjouissants exemples. Dans Les années douces, bande dessinée en deux volumes de Jiro Taniguchi, adaptée du roman d’Hiromi Kawakami, le lecteur fait la connaissance de Tsukiko, une jeune trentenaire solitaire qui recroise son ancien professeur de japonais, désormais veuf et retraité. Tous les deux sont de fidèles habitués d’une même échoppe, ils y partagent du saké, des échalotes au sel et des tiges de lotus frites, avant de nouer une complicité qui ne tardera pas, au fil de leurs rencontres plus ou moins fortuites, à se transformer en sentiments aussi puissants qu’inattendus. Le professeur, “le Maître”, comme l’appelle Tsukiko, incarne à la fois l’élégance, la sagesse et une forme d’affabilité indissociables de son âge. Un tandem qui rappelle celui de Sensei et de son maître dans l’un des romans fondateurs de la littérature japonaise du début du XXème siècle, Le Pauvre Cœur des hommes. Ces dynamiques de maître retiré (ou retraité) à élève ont leurs échos dans la littérature européenne. Je pense ici, dans une version plus cynique, au personnage de Desmond Bates dans La vie en sourdine de David Lodge. Professeur de linguistique fraîchement retraité lui aussi, atteint de troubles de l’audition, il fait la rencontre d’Alex Loom, une jeune étudiante qui lui demande de diriger sa thèse sur les lettres de suicidés. Une relation professorale qui ne tardera pas à prendre également une dimension plus… charnelle, à son corps défendant.
Il y a dans ces récits un mélange de tendresse et de gravité, de comique parfois moqueur, de réalisme purgé de tout misérabilisme. Il y a surtout une puissante réflexion sur l’âge, la possibilité de le dépasser, ce qu’il altère et ce qui lui échappe – Tsukiko, la trentenaire des années douces, peut se révéler bien plus aigrie et solitaire que ne l’est son « maître ». Un duo qui ne déplairait pas à la journaliste et essayiste Laure Adler. Dans La Voyageuse de nuit, paru en 2020, elle se livrait à un exercice réjouissant, à contre-courant des représentations canoniques de l’âge. Non, le vieillissement n’est pas un sujet triste ni qui fait peur. Et puis, écrit-elle, “on est toujours la vieille ou le vieux de quelqu’un”. Tâchons, dans ce cas, de l’être avec fierté, panache et flamboyance, peu importe que l’on soit à la retraite ou pas.
Toutes les chroniques “Littérature quoditienne” de Blanche Léridon sont là. Celle-ci sera la dernière en accès libre. Pour ne pas rater les prochaines et soutenir la démarche de qualité et de média indépendant d’Ernest, abonnez-vous ici.