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Lettres d’Italie

Cristina Gottardi YzMZYqwoH4 Unsplash

De Milan à Parme et de Gênes au Frioul, les auteurs de quatre romans policiers récents - et excellents - nous dévoilent en quoi leur ville les inspire et comment ils y travaillent. Entretiens multi voix avec Ilaria Tuti, Antonio Paolacci-Paola Ronco, Valerio Varesi et Alessandro Robecchi.

Loin du « giallo » des années 1950, le roman noir italien moderne s’est anobli. Des auteurs se sont épanouis partout dans le pays, trouvant l’inspiration là où ils vivent, cultivant une approche réaliste des intrigues criminelles nourrie de politique et de social. En pionnier, l’ukraino-italien Giorgio Scerbanenco avait dépeint un Milan sans pitié, avant que le fameux duo Fruttero & Lucentini, issu également du journalisme, n’aille poser son regard critique sur différentes villes. Plus récemment, Giancarlo De Cataldo a chroniqué une Rome sans grandeur et tristement mafieuse quand l’Autrichien Veit Heinichen dépeignait Trieste en carrefour des pires trafics. D’autres auteurs ne cessent d’enrichir cette « géographie du noir », tels Alessandro Robecchi (Milan), Ilaria Tuti (le Frioul), le duo Antonio Paolacci-Paola Ronco (Gênes) ou Valerio Varesi (Parme). Leurs derniers livres sont de purs polars centrés sur un héros charismatique, mais où les coups de gueule et les bonnes bouffes pimentent un fond très consistant. Chacun d’eux transcende les fondamentaux du genre par une écriture très personnelle, une forte sensibilité à l’air du temps et, surtout, un lien privilégié avec sa ville ou sa région. Nous les avons interrogés sur cet ancrage et sur ce qu’il exprime de l’Italie d’aujourd’hui. Leurs réponses – par écrit - révèlent un autre point commun : tous ont beaucoup à dire...

Le Milan d’Alessandro Robecchi

5178 Robecchi Le Tueur Au CaillouLe livre. Des petits tas de cailloux signent les meurtres de deux notables sans histoire : quel est le message ? Brillant et stylé, « Le tueur au caillou » croise plusieurs points de vue sur la société milanaise. Celui du dandy Carlo Monterossi, pilier d’une télé-réalité très berlusconienne et enquêteur à ses heures perdues. Celui d’un groupe de policiers restés scrupuleux malgré les affronts. Celui, enfin, d’une bande de jeunes squatteurs soudés par la colère. Rôdé à la satire dans la presse et à la télé, Alessandro Robecchi, 62 ans, injecte qu’il faut d’ironie et de sarcasmes dans ce drôle de ballet. Son sens de la mise en scène s’affirme de la première scène de crime jusqu’à la descente de police finale. Avec ce roman parfaitement abouti – son troisième traduit en français - il nous offre une lecture absolument jouissive.

Pourquoi votre ville de Milan est-elle un bon décor de roman policier ?

A.R. C’est la plus « européenne » des villes italiennes, sans aucun doute la plus riche et la plus dynamique… et en même temps c’est une ville relativement petite, loin de l’immensité de l’étendue de Rome. Ses contradictions et ses inégalités se côtoient, elles sont à un ou deux pâtés de maisons de distance… il suffit de se tromper de station de métro et on se croirait dans une autre ville au niveau des différences culturelles, de classe, presque anthropologiques. Tout cela se prête bien au polar, qui se doit aussi d’être roman social. Une autre raison, c’est que Milan, pendant des années, a été victime de ses clichés (la grisaille… on n’y fait que travailler… elle n’est pas accueillante…) qui sont drôles à démentir et à démonter. Oui, oui, bien sûr, la mode, le design… mais on n’est pas tous mannequin ou designer, être pauvre ici c’est plus dur qu’ailleurs, et ça aussi il faut le raconter.

Milan a-t-elle influencé votre envie d'écrire des romans policiers ?

A.R. J’habite ici depuis toujours, c’est ma ville, je l’aime comme on aime les endroits où l’on a ses racines, donc aussi avec une certaine dose de haine. L’une des raisons qui font que je situe mes récits à Milan, c’est que la narration officielle que l’on fait de la ville m’irrite : trop complaisante, trop satisfaite d’elle-même, trop impitoyable avec ceux qui ne réussissent pas.

En quoi vos livres reflètent-ils l'atmosphère de la ville ?

A.R. Milan (tout comme Carlo, le héros de ma série) porte en elle un blues, une mélancolie subtile, une certaine façon de se cacher. Ce n’est pas une ville à la beauté éhontée, exhibée, grandiose, comme Rome ou Paris, mais elle a des beautés cachées auxquelles elle est attachée. En plus, la raconter dans sa totalité, et pas seulement les trente-quatre coins mondialement connus, me semble un acte de justice.

Avez-vous des contacts dans la police et/ou la justice locales ?

A.R. Non, je ne peux pas dire que j’aie des contacts permanents. Je connais quelques bons flics auquel je pose des petites questions techniques (les cellules téléphoniques, quelques notions de balistique…), bref, ce qu’il faut pour ne pas faire de bourdes, parce que la crédibilité me tient beaucoup à cœur. Le polar peut bien être aussi un prétexte pour parler de nous, de nos vies, de la société, mais il faut respecter ce genre, je déteste les erreurs techniques dans le récit d’une enquête : tout doit être vraisemblable.

Enquêtez-vous sur le terrain avant chaque livre ? Robecchi006Libre De Droit

A.R. Je fais beaucoup de repérages. Même si je connais la ville, je vais souvent dans les endroits où je situe certaines scènes, j’ai besoin d’en connaître la lumière, les bruits, l’intensité de la circulation… s’il y a une école, par exemple, à une certaine heure le paysage humain sera différent d’une rue où il y a une usine, ou des magasins… Dans Le Tueur au caillou, en plus, le récit se déroule autour d’un quartier très spécifique, où le paysage social est particulier, on pourrait appeler ça un ghetto, ou une casbah. Oui, j’ai mené une vraie enquête sur le terrain, j’ai parlé aux gens qui y habitent, je suis convaincu que la fiction doit avoir des bases solides, réelles : si on parle d’un lieu, les gens du lieu doivent pouvoir le reconnaître, sentir que vous avez été honnête avec eux.

Vos personnages aiment-ils déguster les mêmes plats que vous ?

A.R. Bien sûr, j’aime la bonne cuisine et le bon vin, et même les whiskys raffinés que boit mon Carlo Monterossi. Mais ce n’est qu’une façon de décrire la société qui nous entoure. Monterossi est un bon bourgeois sans problème d’argent : sa gouvernante qui prépare des plats délicieux, son frigo « qui ressemble à celui du Georges V à Paris », ses alcools coûteux, ne sont que le miroir de sa condition sociale. Mes policiers de rue, eux, mangent des sandwichs quelconques dans des bars crades, debout, entre deux filatures … et il y a aussi ceux qui ont du mal à trouver de quoi manger tous les jours. La nourriture, comme les habits, les moyens de transports, les appartements, les quartiers, sont devenus des indicateurs sociaux plutôt précis, très utiles pour décrire une société avec autant de différences et d’inégalités.

Quelle musique conviendrait en fond sonore du "Tueur au caillou" ? Pourquoi ?

A.R. La musique que choisirait mon Monterossi serait bien sûr à base de chansons de Bob Dylan, sa fixette à lui. Le blues dylanien est parfait à la fois pour Milan et pour les éternelles insatisfactions de mon personnage. Mais Milan est toujours frénétique, un bon urban-jazz et un rap un peu jazzy iraient très bien, ou cet Acid-jazz un peu funky qui fait que tu bouges sans t’en rendre compte.

Quel est (quels sont) votre (vos) auteur(s) italien(s) de roman policier de référence ?

A.R. Question gênante, parce qu’il y en a beaucoup, chacun avec sa spécificité. Mais je vais donner trois noms incontournables : Leonardo Sciascia, parce qu’il nous a expliqué que le contexte compte autant que la narration, qu’on ne peut pas faire abstraction des milieux dans lesquels baigne le récit. Puis, bien évidemment, Andrea Camilleri qui, en plus d’avoir inventé un personnage et un monde, a d’une certaine façon inventé une langue et nous a appris qu’on peut être populaire sans baisser son niveau de qualité et d’engagement. Pour finir, je citerais Giorgio Scerbanenco, qui a situé ses romans policiers à Milan entre la fin des années cinquante et le début des années soixante, en décrivant de façon magistrale, et avec des teintes sombres, une société qui changeait et qui se croyait (un peu comme aujourd’hui) meilleure que ce qu’elle était en réalité.

Le Frioul-Vénétie d’Ilaria Tuti