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Vivre en poète dans un monde qui pète

John Cameron URgn5D 7MJI Unsplash(1)

Jérémie Peltier nous parle d’un poète : Denis Grozdanovitch qui avec son nouveau livre donne des clés pour survivre dans ce monde où le superflu l’emporte. Quand la poésie, la drôlerie et la subtilité aident à survivre.

Un nouveau Grozdanovitch arrive toujours à point nommé, et encore davantage lorsqu’il devient difficile de choisir un livre au milieu de la rentrée littéraire et des divers prix remis par des gens très importants. Des tonnes de livres sont donc posés là sous nos yeux, livres qui se renouvellent chaque semaine et qui ont par ailleurs la fâcheuse tendance à parfois se rassembler dans le fait de se ressembler. Si le dernier « Grozda » mérite donc d’être choisi parmi cette masse livresque (un peu comme on choisit un ticket à gratter parmi cent autres au bureau de tabac avec l’espoir d’avoir pioché le bon), c’est qu’il est un auteur à part et singulier. Par la forme de ses livres d’abord (un savant mélange de pages d’essai, de morceaux de carnets personnels, de passages d’auteurs connus et méconnus, de fragments de faits divers et d’anecdotes sur des choses vues dans sa vie quotidienne). Par ses sujets de prédilection ensuite, qui font la richesse de ses livres depuis deux décennies maintenant (la désinvolture, le rêve, le jeu, le hasard, le sport, la bêtise, le temps qui passe…).

Par conséquent, celles et ceux qui le connaissent et le lisent avec fidélité depuis plusieurs années maintenant (lui qui dit d’ailleurs écrire pour des « consciences fraternelles ») savent que chacun de ses livres est une parenthèse réconfortante qui réchauffe les âmes et les cœurs, qui plus est dans la fraîcheur d’un automne sans espoir ni chauffage. Dans sa nouvelle cuvée 2022, l’ancien joueur de tennis nous fait cette fois l’éloge des petites choses, ces choses insignifiantes et dérisoires de prime abord, ces choses non-essentielles, ces petits-riens sur lesquels on s’arrête rarement alors qu’ils sont pourtant le sel de la vie, petites choses toujours riches d’enseignements sur les hommes et sur le sens de l’existence même.

GrozdaCes petites choses (les flâneries sans but, une jeune fille qui chante sous la pluie, des vers-luisants qui scintillent dans la nuit, des mots de poésie, une marche au fond du jardin en pleine tempête, une phrase teintée de génie lâchée sans le savoir par un passant), Denis Grozdanovitch en dresse les louanges en faisant résonner comme il sait si bien le faire les auteurs qu’il aime avec ses observations du quotidien.

S’il en dresse les louanges, c’est d’abord pour défendre et s’inscrire dans ce qu’il appelle « la tradition de l’érudition inutile », tradition qui valorise et met en lumière les savoirs et les connaissances qui, sur le papier, ne sont destinés à rien d’autre que de l’amusement, du plaisir et de la « régression enfantine ». En effet, montrer l’importance de ces petits riens, c’est d’abord pour Grozda – et c’est coutumier dans son œuvre – une nouvelle occasion de pointer le désastre que produit la société cartésienne qui est la nôtre sur la rêverie, société qui définit comme important ce qui doit être utile, efficace et tourné vers la croissance, société bruyante et « vrombissante » par ailleurs où le piéton qui rêve en marchant finit toujours par se faire piétiner et dans laquelle il est difficile de s’extraire de la grande « parlerie ».

“Ce qui peut sembler futile relève parfois du génie”

Deuxièmement, si ces petites choses du quotidien sont si importantes, c’est qu’elles permettent de défendre un « mode de vie » dont Grozda semble être un des rares cavaliers dans cette société : un mode de vie qui vous fait penser et agir comme un poète dans la cité. Penser et agir comme un poète, c’est d’abord cesser de se prendre au sérieux alors que l’on sait que la catastrophe est inévitable et que nous n’aurons point de salut. Vivons comme des poètes, puisque tout est déjà terminé ! nous dit-il en substance….

Ainsi, penser et agir comme un poète, c’est discourir sur ce qui peut sembler futile mais qui relève pourtant du génie. C’est regarder les détails d’une table, d’une fleur, c’est relever une odeur ou une saveur particulière, c’est s’intéresser aux chants des oiseaux, c’est préférer l’émotion du Sancerre à la motion de Censure. L’essence poétique est « lovée au cœur des évènements en apparence insignifiantes (…). L’attitude poétique authentique est étroitement liée à l’attention aux petites choses du quotidien.»

En lisant Grozda, on se dit finalement que lorsque l’idiot montre la lune, le sage lui, montre le doigt. L’individu-poète voit les détails cruciaux que personne ne remarque. Il regarde là où personne ne lève les yeux, il aperçoit les escargots qui se cachent par-ci par-là dans un zoo plein d’animaux sauvages. C’est d’ailleurs pour cela que les poètes des temps modernes sont obligés, selon lui, de se retirer souvent de la société, au risque qu’on les prenne pour des fous : à force d’avoir du respect pour tout, et notamment pour l’insignifiant, le poète trop sensible qui ne voit que le « petit rien » se fait moquer par les utilitaristes qui ne voient que le grand. Cet état d’âme poétique isole de celles et ceux qui préfèrent parler du train-train du monde plutôt que du ciel étoilé au-dessus de nos têtes un soir d’été.

Mais surtout, agir comme un poète est l’unique façon de relier les hommes entre eux. Et c’est là que Grozda est grand : s’il nous fait la gloire des petites choses, c’est notamment pour nous rappeler que la poésie et les rapprochements lyriques sont les seuls outils à même de relier les âmes humaines entre elles. Pour lui, ces petites choses, ces associations de mots exprimant des sensations, ces « minutes heureuses » d’une journée ressenties et exprimées par un individu sont autant de petits cailloux qui nous « permettent de retrouver le chemin jusqu’à notre âme profonde reliée à l’universel commun ». Ainsi, l’émotion ressentie et exprimée par les poètes face à ces petites choses crée du commun, car cette émotion est plus partagée qu’on ne le croit.  Salutaire est donc la poésie dans une société fragmentée où les téléphones nous plongent dans une « immense solitude collective ».

Grozda met de la poésie et de la rêverie dans le monde qui en manque

Les petites choses, les détails, quand on sait les observer (et non les analyser « rationnellement » dans un tableau Excel) donnent à voir un nouveau monde qui s’ouvre soudainement sous nos yeux. Pour lui, la faculté à voir petit, à faire preuve de minimalisme, est ce qui peut sauver la civilisation et son « pragmatisme débilitant ». L’attitude poétique est là pour remettre du lien entre les âmes plongées dans une « civilisation technicienne dévolue au pragmatisme le plus borné » et à ce qu’il nomme la « raison calculante ». Et seules les petites choses, les petits faits, sont capables de créer un lyrisme qui touche l’âme humaine, contrairement au langage de tous les jours, trop englobant par des mots trop généraux et incapables de déceler les nuances de chaque situation et de chaque expérience.

Dans son nouveau livre, Grozda a ce talent de mettre de la poésie et de la rêverie dans une époque qui en manque tant, et nous Imageincite à le faire dans nos actions quotidiennes. Ainsi dans vos dîners ou vos déjeuners, ne loupez jamais un moment de disserter autour de ce petit nid que vous venez d’apercevoir à l’entrée de la maison plutôt que de disserter sur le petit oiseau bleu de Twitter. Ne manquez jamais une occasion de vous émerveiller sur un détail à première vue sans aucun intérêt et d’alimenter votre capacité contemplative. C’est cela qui rend hommage à la vie, projet acceptable et tout à fait faisable. Grozda a lui commencé par consigner toutes ces petites choses qui rendent hommage à la vie dans des carnets. On peut commencer à faire de même. Regarder là où personne ne regarde. Considérer avec respect l’anecdotique. Regarder l’impromptu et le presque rien à même de nous plonger dans une extase existentielle plutôt que dans la grande névrose généralisée dans laquelle nous sommes collectivement tous tombés. Et tout garder précieusement sur quelques feuillets. Ainsi s’ouvre avec cette « arrière-conscience d’ordre poétique » et cette façon de considérer les choses un monde caché, à l’écart, un monde où les instants et les « évènements » (une éclaircie, un poisson qui saute de l’eau, un jeune enfant qui vend des porte-bonheurs) sont certes moins décisifs, mais certainement plus désirables que l’actualité immédiate pleine de réseaux et de tableaux à la sauce tomate.

“La gloire des petites choses”, Denis Grozdanovitch, Grasset, 20 euros

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