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Pastorale américaine

Marek Studzinski YmgHRhDfRkE Unsplash

“Bonjour David,
Juste quelques mots pour te dire l’horreur, encore, qui nous étreint ici aux Etats-Unis avec ce nouveau massacre. Combien de temps cela durera-t-il encore ? Pourquoi ? Je n’ai pas de mots pour te dire à quel point je suis horrifiée de ce qui se passe.
Voilà. Je crois que j’avais besoin de le dire à quelqu’un qui comprend ce que je ressens.
Kiss
Kriss.”

Voici les mots reçus cette semaine d’une amie américaine alors que la nouvelle de la tuerie d’Uvalde au Texas a été connue. 19 morts. 17 enfants. Tués par un gamin de 18 ans, armé de fusils d’assaut achetés tranquillement dans le commerce et postés sur son compte Instagram avant de réaliser son crime. C’est la 27e fusillade dans une école aux États-Unis depuis le début de l’année 2022. Cela en fait, environ, une par semaine.
Évidemment, l’envie fut d’abord de compatir avec Kriss. De lui dire qu’avec elle je mettais un genou à terre et que ses larmes étaient les miennes et puis, en fait, non. Je lui ai donc écrit pourquoi.

« Chère Kriss,

Tes mots, évidemment, sont touchants. Et ton effarement est aussi le mien. Évidemment cette horreur est tellement extraordinaire au sens le premier du terme que j’aurais envie de pleurer avec toi. Mais cette fois-ci, je ne le ferai pas.

Il est temps que vous, Américains, cessiez de vous référer à ce deuxième amendement qui tue vos enfants. Il convient maintenant de se révolter et de dire stop à tout cela. Vous vivez une danse de la mort avec les armes et vous laissez faire. Tous et chacun. Dans ce pays où tout le beau est possible, vous cultivez une face sombre sous prétexte de liberté. Liberté de tuer. Simplement.

Tu penseras sûrement que je ne compatis pas. Là n’est pas le sujet. Le sujet est de savoir jusqu’où un peuple est-il prêt à s’enfoncer dans la bêtise ? Mon pays, La France, est parfois très doué à ce petit jeu.
Contre la “nuit de l’âme” dans laquelle vous êtes pour reprendre les mots de Jim Harrison. Il convient, toujours selon lui,  quand la vie “fait mine de (nous)’écraser, de faire confiance au Bandol, à l’ail et à Mozart”. C’est une possibilité. Utile et efficace. Aussi, tu pourrais écouter Mozart et notamment sa petite musique de nuit ce soir. Pour y saisir la foi en l’humanité.

La seconde étape du cheminement que je te propose est celui qui nous conduit à Philip Roth que nous aimons tant. Par moments, en regardant l’actualité américaine, j’ai l’impression de voir se jouer, devant moi, un roman de Roth. Dans tes mots et dans l’actualité récente, il m’est apparu évident que nous étions dans le prolongement de « Pastorale américaine »

Dans ce livre Roth peint le déclin de ce pays qu’il aime tant, le tien. Te souviens-tu de ce livre ? De Seymour Levov, idéal type du rêve américain, dont la fille, Merry, devient terroriste et symbolise la montée de la violence dans la société américaine. Columbine c’était en 1999. Buffalo il y a dix jours. En voyant les protagonistes de vos tueries, j’ai l’impression de voir des Merry partout.

Vous avez la capacité de changer tout ça. De vous battre contre la NRA. De vous battre contre la haine qui sous-tend cela. De rappeler que le deuxième amendement, historiquement, a été écrit pour permettre le port d’armes dans le bien du collectif alors que les “forces de l’ordre” à l’époque n’était que peau de chagrin. Vous ne le faîtes pas. Ou pas assez. Et vous (les Américains, pas toi en particulier) évoquez les “épreuves envoyées par Dieu“. Ce n’est pas Dieu qui permet la vente d’armes au supermarché.

Suis-je dur ? Peut-être. Mais les amis sont aussi là pour dire ce que l’on a pas envie d’entendre. Prends donc mes mots comme ceux d’un ami français à une amie américaine. Pour conclure cette missive je me retournerai avant tout vers Philip Roth. Dans “Pastorale Américaine”, il écrit : “D’ailleurs qui est fait pour l’invraisemblable ? Personne. Qui est fait pour la tragédie et la souffrance absurde ? Personne. La tragédie de l’homme qui n’était pas fait pour la tragédie, c’est la tragédie de tout homme.”

Dans le livre, je me souviens aussi avoir surligné ce passage : “Le fait est que comprendre les autres n’est pas la règle, dans la vie. L’histoire de la vie, c’est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. C’est même comme ça qu’on sait qu’on est vivant : on se trompe. Peut-être que le mieux serait de renoncer à avoir tort ou raison sur autrui, et continuer rien que pour la balade. Mais si vous y arrivez, vous… alors vous avez de la chance.”

J’espère, chère Kriss, que le sens de mes mots résonnera en toi. Dans l’amitié, dans la compassion et dans la révolte aussi.

Je t’embrasse et forme le vœu que Philip Roth nous aide à nous réveiller.

Take care, comme on dit.
Et n’oublie jamais que je suis là.

D.”

Bon dimanche

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