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Maternité, j’écris ton nom

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Des essais aux récits en passant par les romans, de plus en plus de mères mettent en mots leur réalité intime. Enquête sur des paroles qui se libèrent plus que jamais en littérature.

« J’étais là, un bébé parfait dans les bras, et mon corps déchiré. Dans mon orgueil comme dans mon innocence, j’ai pensé que tout s’arrêtait, alors qu’au contraire, tout commençait. » Ainsi s’ouvre Toucher la terre ferme (L’Iconoclaste), le deuxième volet du projet autobiographique de Julia Kerninon, paru en début d’année. Sans pudeur et avec une grande justesse, elle y raconte ses deux accouchements et son lien ambivalent à son rôle de mère, entre bonheurs et tempêtes.

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Julia Kerninon, © Ed Alcock

Pour celle qui dit être entrée en littérature, comme beaucoup d’autres écrivaines de sa génération, « avec le désir d’oublier qu’elle est une femme », ce récit aborde un sujet qui n’était pas encore vraiment « dignifié » dans les livres. « Parce que la littérature a longtemps été fabriquée par les hommes, ou a décrit le monde uniquement à travers leur regard, la grossesse, la maternité et tout ce qui touche plus largement au domestique, à la famille, à l’éducation des enfants, mais aussi à la façon de tenir une maison, sont des choses dont on ne parle que très peu. Cette absence en littérature contribue à mon avis au relatif mépris que l’on porte sur ces sujets-là dans la vie civile. Heureusement, depuis quelques années, on se sent plus autorisé à le faire. »

Les tables des libraires font la part belle aux récits, essais et romans où les mères se racontent sans ambages.

CuskEn effet, les tables des libraires font la part belle aux récits, essais et romans où les mères se racontent sans ambages. Il y a les Sages femmes, de Marie Richeux (éditions Sabine Wespiser), un roman qui fait la généalogie d’une famille où les filles-mères sont nombreuses ; le personnage de Mathilde, dans le deuxième volume de la trilogie de Leïla Slimani, Regardez-nous danser (Gallimard) ; mais aussi Mal de mères. Dix femmes racontent le regret d’être mère de Stéphanie Thomas (Flammarion) ; ou encore le récit de Rachel Cusk, L’œuvre d’une vie. Devenir mère (L’Olivier), dans lequel elle explore la transition entre la perte d’une identité et la naissance d’une autre. « J’ai été bouleversée par la maternité, écrit-elle. Mal préparée, ignorant tout des conséquences de l’arrivée d’un enfant, j’ai eu l’impression, fausse mais très nette, que le voyage qui m’avait menée jusque-là avait été à la fois aléatoire et régi par des forces qui me dépassaient, à tel point qu’il m’a semblé n’avoir jamais eu mon mot à dire. »

“Ce n’est pas parce que l’on prend la parole que l’on nous entend réellement”

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Illana Weizman, © Marie Rouge

Pour Illana Weizman, sociologue franco-israélienne, autrice de l’essai Ceci est notre post-partum. Défaire les mythes et les tabous pour s’émanciper (Marabout) et co-créatrice du hashtag #MonPostPartum en 2020, ce discours sur les difficultés de la maternité a généré des réactions très ambivalentes. « Positives d’une part, venant de nombreuses mères qui se sentaient enfin comprises et entendues ; et négatives d’autre part, venant d’autres mères pensant que nous étions indignes de parler de ces aspects plus sombres, ou que nous étions des chochottes. » Selon elle, le travail militant a infusé la littérature, et encouragé les femmes à parler plus librement de leur expérience. « Il ne faut pas se leurrer pour autant, ajoute-t-elle. Ce n’est pas parce que l’on prend la parole que l’on nous entend réellement. Mais un espace se libère, assurément. »

C’est aussi ce que confirme Oliva Elkaïm, autrice du Tailleur de Relizane (Stock), et d’un récit paru en 2014, Nous étions une histoire. Celui-ci explore la difficulté de mettre au monde et comment, à travers le corps d’une femme qui devient mère, toutes les autres maternités d’une même famille s’expriment à travers elle. Un roman qui, selon l’autrice, est arrivé beaucoup trop tôt. « La société n’était pas prête à entendre ces choses-là. J’aurais bien sûr aimé que ce livre marche à l’époque, mais cet échec ne m’a pas empêché de parler de la maternité autrement, dans d’autres livres, par la suite, et d’animer des ateliers d’écriture autour de la thématique de la maternité. C’est un sujet qui m’est cher », explique-t-elle.

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Olivia Elkaim, © Patrice Normand

Mais qu’est-ce que la société n’était pas prête à lire ou à entendre, et qui est plus recevable aujourd’hui ? « Pour ma mère et mes deux grands-mères, la maternité n’était pas une évidence, répond Olivia Elkaïm. Comme elle ne l’a pas été pour moi. Elles ont eu des rapports contraints à l’enfant. Ma mère m’a toujours dit que je n’étais pas une enfant désirée, qu’elle aurait préféré m’avoir plus tard. Quant à moi, je me questionne. J’ai deux enfants que j’aime et que j’ai désirés, mais mon rapport à la maternité n’a jamais été une plénitude. J’ai été confrontée au côté organique de la mise au monde, et de mes enfants. Si j’avais su à l’époque ce que la maternité impliquait vraiment, je ne sais pas si je l’aurais fait… Ce sont des choses difficiles à dire et à entendre. Vous comprenez mieux pourquoi ce sujet est si riche, d’un point de vue romanesque ? C’est parce qu’il génère des sentiments si ambivalents chez nous, les mères, et les femmes en général. Parce que c’est un absolu, une expérience totale, qui parle autant du corps que de l’esprit. La maternité, dans la vie d’une femme, c’est un point de non-retour : il y a un avant, et un après. »

Comment se raconter sans tomber dans le pathos ?

Alors, en tant qu’écrivaine, comment raconter sans tomber dans le pathos ? Faut-il faire sauter les digues de la pudeur ? Y a-t-il des choses à garder pour soi, malgré tout ? « Dans ce livre, mon but n’était pas d’enjoliver mon expérience de l’accouchement ni de la maternité, mais à l’inverse, je ne voulais pas non plus en brosser un portrait volontairement rabelaisien, précise Julia Kerninon. Je les ai plutôt décrits de manière méthodique, chorégraphique, comme un ballet bien orchestré. Je n’écris pas mes livres avec une volonté politique, mais il me semble quand même que pour que les choses aillent mieux, il faut les dire comme elles sont.  Je ne vois pas pourquoi nous devrions être seules à porter cette soi-disant indignité. Après tout, on naît tous de la même manière. Pourquoi faudrait-il détourner le regard, ou trouver cela dégoûtant, chaque fois qu’une femme souhaite parler de son accouchement, ou du devenir-mère ? L’injustice est criante. »

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Pauline Harmange, © Florence Rivières

Pour Pauline Harmange, romancière et autrice de l’essai Moi les hommes, je les déteste (Seuil), et du plus récent Avortée (Daronnes), un récit très personnel sur son avortement, il n’est pas surprenant que le « je » s’impose de lui-même en littérature, quand on parle de maternité. « Pour ma part, la forme du récit était une évidence, dit-elle. J’avais envie de partir de mon expérience personnelle pour ensuite tirer les fils et voir ce qu’il y avait d’universel dans mon propre vécu. Le lectorat a besoin de lire de « vraies » histoires, même s’il y a beaucoup de vérité dans un roman. Cette forme intime fonctionne bien sans doute aussi parce qu’on a besoin de mettre des visages sur des récits de vie bien réels. »

Face à la mère : le personnage qui les a le plus marquées

 Julia Kerninon : Les Lionnes, de Lucy EllmanLes Lionnes

« L’autrice est la fille du plus grand spécialiste de James Joyce, et le fait que ce livre fasse plus de 1000 pages avec un style extrêmement fort, n’est pas un hasard. C’est le monologue d’une mère de famille de quarante ans, qui a eu un cancer et qui élève ses enfants, et qui, dans sa cuisine, prépare des gâteaux qu’elle va vendre pour arrondir les fins de mois. C’est la femme invisible par excellence, et Lucy Ellman raconte ses monologues intérieurs. L’air de dire : vous pensez qu’elle n’est personne, qu’elle ne fait pas grand-chose de sa vie, et voici pourtant la densité de sa pensée, pendant qu’elle est dans sa cuisine en train de préparer des gâteaux. »

Illana Weizman : Le livre de ma mère, d’Albert CohenLe Livre De Ma Mere

« Le personnage de la mère est très beau, et en même temps terriblement aliénant. C’est une mère dans le regard de son fils, c’est donc un peu biaisé. Que sait-il, au fond, de la réalité intime de cette femme ?  Mes tripes se retournent de douleur pour elle, même si dans la bouche de son fils, c’est une déclaration d’amour. Il parle d’une femme qui est complètement esclave et prisonnière de sa maternité. Il y a des aspects de sa mère que je retrouve dans la mienne ; quelque chose de l’ordre de l’effacement de soi, d’exister au travers de ce qu’on apporte aux autres… »

 

Olivia Elkaïm : Le chagrin, de Lionel DuroyCapture D’écran 2022 05 05 à 19.30.29

« C’est une mère de famille nombreuse, qui est complètement dépassée. Un personnage si marquant que l’on retrouve dans Priez pour nous, du même auteur. En vérité, les personnages qui m’ont le plus touchée en littérature sont des mères complètement folles, car elles sont toutes folles, dans la vie ! Je pense aussi à la mère de Delphine de Vigan dans Rien ne s’oppose à la nuit, au personnage de Sibylle dans Continuer de Laurent Mauvigner, à la mère de Marguerite Duras, dans Un Barrage contre le Pacifique

 


Pauline Harmange
 : Orgueil et préjugés, de Jane AustenOrgueil Et Prejuges

Le personnage de Mrs Bennett est peu gratifiant, excessif, voire franchement ridicule, mais c’est une femme qui a les préoccupations de son époque. Elle veut à tout prix marier ses filles, pour pas qu’elles ne tombent dans la misère, car à l’époque les femmes n’héritent pas. La fortune familiale se transmet uniquement par les hommes. Moi-même, je me considère comme une fille à papa, et je m’identifie au personnage d’Elizabeth Bennett, bien plus proche de son père que de sa mère. Mais j’ai une certaine tendresse pour Mrs Bennett.

Toutes les enquêtes d’Ernest sont là.

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