Un président de la République en fonction a-t-il le temps de lire ? La fiction fait-elle partie de sa vie ? La littérature est-elle un outil pour prendre de la distance ? Guillaume Gonin est entré dans la bibliothèque de François Hollande dans laquelle les innombrables essais côtoient Stefan Zweig. Visite guidée.
Photos Cyril JOUISON
Une lumière aveuglante inondait la cour des Invalides. Le Gouvernement attendait l’arrivée du chef de l’État, tandis que toutes sortes d’élus, de personnalités et de dignitaires étrangers patientaient dans la fournaise. Le débit de mitraille des photographes révélait l’arrivée de tel invité de marque ou telle poignée de main équivoque, comme entre Nicolas Sarkozy et le jeune ministre dont les ambitions s’affirmaient de jour en jour, Emmanuel Macron. Derrière eux, l’aspirant que j’étais avait trouvé une place parmi les députés et sénateurs, ému d’assister à cette cérémonie. Nous étions le 2 juillet 2016, et nous rendions un ultime hommage à Michel Rocard, disparu quelques jours plus tôt. Soudain, toutes les têtes se tournèrent vers la droite : le cortège présidentiel faisait irruption. Sortant d’une DS grise, François Hollande s’élança vers nous. Pour la première fois, il m’était donné d’observer un président de la République en exercice. Était- ce la grandeur des lieux, la fanfare républicaine ou la solennité de l’instant ? Toujours est-il qu’il me fit forte impression ; avec ses gestes empreints d’allant et de rondeur, je me surprenais à lui prêter de faux-airs de Georges Pompidou.
Au moment de prendre place dans le bureau de notre invité, ce premier souvenir en bouscule d’autres. La voix légèrement enrouée, François Hollande dissipe ces bribes d’un quinquennat déjà loin, posant ses mots avec précaution, prenant le temps de la réflexion. La trace d’une certaine pudeur chez celui qui a pris l’habitude de dérouter les portraitistes ? Sous une figurine de François Mitterrand, le surplombant depuis la cheminée, il n’est pas impossible que l’autre président socialiste de la Ve République y prenne un malin plaisir.
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A vous lire, vous ne sembliez malheureux ni comme président, ni comme ex-président. Un ancien président heureux, est-ce quelqu’un qui écrit ?
François Hollande : Permettez-moi une distinction. Je peux être heureux d’avoir exercé cette fonction, qui est la plus haute responsabilité, heureux d’avoir représenté la France, heureux dans ma vie personnelle.
Mais je ne suis pas heureux de la situation de notre pays, comme je n’ai pas pu être heureux des divisions que traverse ma famille politique durant mon mandat et que dire de la douleur que j’ai partagée lors de la vague d’attentats commis sur notre territoire. Je voudrais donc distinguer une forme d’optimisme, de la volonté, propre à ma nature aussi, d’une forme de décence que je souhaite conserver face aux drames, jusqu’à cette crise sanitaire qui nous oblige.
Mais, dans cette perception des choses, quel rôle a joué pour vous l’écriture ?
François Hollande : L’écriture n’est pas un exercice facile, il ne me suffit pas de laisser aller mes pensées au fil de la plume. C’est un travail. Mon premier livre, « Leçons du pouvoir », était d’une certaine façon plus facile puisque je revenais sur des événements, des rencontres, et le récit de mon mandat présidentiel. Je décris ce que représente la présidence de la République dans le monde moderne. Celui-ci, « Affronter », fut plus difficile à écrire parce qu’au-delà du début qui correspond à la description de la confusion actuelle et des personnages qui en sont les acteurs principaux, j’y développe des propositions sur des sujets aussi variés que la sécurité, la grande mutation écologique ou la construction européenne. C’est donc un exercice qui nécessite une documentation importante.
Comment définiriez-vous ce style littéraire, entre essai, souvenirs, chroniques …?
François Hollande : Il y a en réalité plusieurs livres dans ce livre. Le premier correspond à un jugement sur notre vie politique à travers une galerie de portraits des prétendants à la fonction présidentielle. Ces passages n’auraient certainement pas vu le jour si mon ouvrage avait été publié, comme prévu, en avril. Peut-être me serais-je limité à tracer le bilan du président Macron, et à évoquer la trace laissée par mes prédécesseurs.
Mais le temps passant, des personnages surgissaient à mesure qu’ils se déclaraient et une partie de mon été fut finalement consacrée à cette longue introduction. Un autre « livre » concerne la gauche : je l’ai rédigé assez tôt, réfléchissant depuis des années sur les tensions immuables qui la fracturent. Et puis, une troisième partie sur les propositions, ce qui m’a amené à travailler sujet par sujet. Enfin, j’aborde les menaces qui pèsent sur l’équilibre du monde et l’absence de l’Europe.
Vous l’avez écrit un peu à l’envers, finalement.
François Hollande : Oui ! A un moment, je me suis même demandé s’il ne valait pas mieux mettre les portraits à la fin, tant les commentateurs ne risquaient de ne retenir que cela. Je voulais les astreindre à découvrir les propositions. (Rires) C’était une cause perdue.
A lire les portraits, on sent un plaisir à l’écriture. Après tant d’années à lire vos portraits dans la presse, aviez-vous envie de passer de l’autre côté du miroir ?
François Hollande : Je ne voulais pas infliger aux autres ce que j’avais moi-même subi. J’ai essayé d’être plus subtil, même si j’ai pu laisser un trait féroce au milieu de descriptions plus avantageuses. Quel intérêt de faire des portraits à charge ? C’est pourquoi les lecteurs ont été surpris par ce que j’ai pu écrire sur Nicolas Sarkozy, par exemple. Car, au-delà des personnes, l’essentiel est de parler des idées.
Chacun les incarne sur la scène politique à sa manière. Je n’aurais jamais imaginé évoquer les parcours de messieurs Ciotti, Retailleau ou Wauquiez, par exemple. Pourtant, ils révèlent l’évolution de la droite française. En ce qui concerne Zemmour, qui est un personnage dont je connais les outrances, depuis longtemps, je fais apparaître ses limites. Le danger réside moins dans ce qu’il dit que dans ce qu’il représente.
Comment et où écrivez-vous ?
François Hollande : Mes livres ont été écrits ici, dans ce bureau. Aussi, j’écris toujours à la main, jamais sur ordinateur. En revanche, je demande à mes collaborateurs de retranscrire le texte pour le retravailler ensuite, ce qui est, je le reconnais, extrêmement pénible pour eux. J’ai une toute petite écriture …
Avez-vous lu d’autres livres d’anciens présidents ?
François Hollande : Oui, j’ai lu les trois tomes du « Pouvoir et la vie » de Valéry Giscard d’Estaing. On n’en a retenu que le premier, mais les trois sont des livres intéressants car on y trouve un mélange d’anecdotes, d’analyses et de réflexions. François Mitterrand n’avait pas publié de livres après sa présidence, il n’en avait plus le temps, mais il en avait fait écrire. Il pensait, ce qui n’était pas faux, que la légende était bien plus belle si elle était racontée par d’autres. Je pense à Jacques Attali, notamment, mais aussi Pierre Favier, Georges-Marc Benamou, Elie Wiesel.
Comment lit un président de la République à l’Élysée ? Parveniez-vous à sanctuariser des moments de lecture ?
François Hollande : Il y a des livres qu’on garde sur sa table de nuit et dans lesquels on se plonge au moment de la recherche du sommeil, plutôt au milieu de la nuit. D’autres que l’on emmène dans des voyages. Souvenons-nous du président qui lit Gustave Flaubert, dans l’avion pour les Etats-Unis. Car pour lire, il faut être seul et surtout disponible. Mais il y a tant de notes de conseillers à parcourir… J’ai également reçu beaucoup de livres à l’Elysée, j’ai pu m’ouvrir à d’autres sujets que la politique, fort heureusement.
Aviez-vous dans votre entourage des ministres ou des collaborateurs qui vous conseillaient en la matière ?
François Hollande : Jean-Pierre Jouyet et Constance Rivière étaient de bonnes ressources.
A l’Élysée, teniez-vous un journal, un carnet de notes ?
François Hollande : Je n’ai jamais écrit pendant cette période. Je sais que Bernard Cazeneuve tenait son journal de bord, mois par mois, ce qui suppose du temps et de la régularité. Autrefois, il s’agissait d’une véritable tradition dans la vie politique. Les temps de transport étaient longs et les grands républicains écrivaient tout le temps, ce qui explique les livres de mémoire de Clemenceau, Poincaré, sans oublier de Gaulle.
En ce qui concerne vos discours, pouvez-vous nous expliquer votre processus ? J’ai souvenir que vous sollicitiez plusieurs collaborateurs pour un même discours, avant de croiser les idées et de vous approprier le texte …
François Hollande : Pour les grand discours, de ceux qui comptent et qui restent, je faisais une trame et je demandais à certains collaborateurs et proches leurs propres développements. Gilles Finchelstein, Laurent Joffrin, Aquilino Morelle, Bernard Poignant, Constance Rivière ou Pierre-Louis Basse faisaient partie de ceux-là. Et une fois ce matériau réuni, je mélangeais, je jetais, j’améliorais, je construisais. Ça m’était utile et précieux, notamment picorer des formules. Mais ils étaient très déçus, car ils ne reconnaissaient que trois de leurs phrases dans la mouture finale ! Je tenais à conserver une trame personnelle. C’est pourquoi je n’ai jamais eu une plume qui me préparait un discours du début à la fin. Je n’ai jamais pu ! C’est très difficile de s’inscrire totalement dans la pensée et le style de celui pour lequel on écrit …
“Les lettres d’amour, c’est quand même mieux que les tweets ou les SMS”
Parlez-vous d’expérience ? Avez-vous été plume, pour Max Gallo ministre, par exemple, dont vous étiez le directeur de cabinet ?
François Hollande : Oui, et même pour François Mitterrand, pour qui je rédigeais des notes. Jeune collaborateur, j’étais très heureux de retrouver ne serait-ce qu’une phrase dans la bouche du président ! Max Gallo étant lui écrivain, il était très attentif à ne pas laisser penser que ses phrases pouvaient être celles d’un autre, même s’il empruntait aussi. (Sourires) J’ai un peu écrit pour Lionel Jospin, aussi. Mais je n’ai jamais été la plume de quelqu’un.
Quel regard portez-vous sur la dimension littéraire inhérente aux présidents de la République française ?
François Hollande : Hormis Charles de Gaulle et François Mitterrand, les présidents n’ont pas été regardés comme s’inscrivant dans une démarche littéraire, ce qui est faux. Georges Pompidou était très cultivé, il avait publié une anthologie de la poésie française et avait été l’une des plumes du général de Gaulle. Valéry Giscard d’Estaing n’était pas dépourvu de talent littéraire.
Mais je reconnais que François Mitterrand avait un talent d’écrivain. Quand on lit ses lettres … Sa volonté d’écrire était permanente. Mais il écrivait des lettres d’amour. Avouons que c’est mieux que des tweets ou des SMS comme aujourd’hui. Ce n’est pas tout à fait la même chose.
S’il vous était difficile de trouver la disponibilité nécessaire à la lecture à l’Élysée, la presse était-elle mieux calibrée pour un président de la République ?
François Hollande : C’était parfois pénible de lire la presse. Elle n’était guère indulgente. Elle était même injuste, y compris dès les premières heures de ma présidence. Malgré tout, je la lisais. Parce qu’il y a une tentation de ne plus la lire, Giscard exprimait assez bien cette irritation, au point de ne pas écouter la radio. Mais j’ai toujours pensé qu’elle demeure une source d’information essentielle.
A-t-elle contribué à façonner votre présidence, ne serait-ce que par l’analyse que vous en faisiez ?
François Hollande : Oui, mais il faut se garder de réagir comme si elle rythmait encore l’actualité. Il ne faut pas l’ignorer, mais il ne faut pas toujours lui répondre.
Quelle serait votre lecture « coupable », même si cette formule n’est pas heureuse ?
François Hollande : La bande-dessinée ! Et “L’Équipe“, bien sûr, qui est une forme de bande-dessinée, aussi. (Sourires). La BD peut même avoir une valeur d’information. Je pense, par exemple, à celle qui a été publiée sur les attentats du 13 novembre : « 13/11- Reconstitution d’un attentat », par Anne Giudicelli. Finalement, c’est la meilleure source pour retranscrire l’exactitude des faits.
Ces deux passions proviennent-elles de l’enfance ?
François Hollande : Oui. Mon rapport à la BD remonte à « Pilote ». Pour les journaux, j’ai grandi à Rouen : pré-adolescent, je ne savais pas ce qu’était la presse nationale ! “Le Monde” et “Le Figaro” m’étaient inconnus. En revanche, je dévorais le journal local, “Paris-Normandie”.
Je l’achetais presque chaque jour, avec mon argent de poche. J’y découvrais les résultats, notamment du FC Rouen qui évoluait alors en première division. Étudiant, je me suis ensuite mis au “Monde”, parce que c’était un instrument de travail. J’y trouvais tout ce que je recherchais. Aujourd’hui, je suis plus sélectif.
“La littérature permet à chacun de mieux se connaître”
Vous fiez-vous plus à ce qu’on appelle la presse quotidienne régionale ?
François Hollande : Oui, la presse régionale est encore lue et elle traite de sujets concrets. Elle permet de comprendre la traduction d’une politique dans la réalité territoriale. C’est pour cela que j’y accorde un grand nombre d’entretiens.
En grandissant, quels livres ou auteurs ont été déterminants dans votre parcours, de véritables révélations ?
François Hollande : Victor Hugo a été une révélation littéraire par sa puissance. Mais j’ai également été marqué, peut-être par un effet de pensée dominante, par les lectures des années 1970, Jean-Paul Sartre, Sigmund Freud, Herbert Marcuse, Carl Jung aussi. Nous étions alors dans une période de grande ébullition intellectuelle, et les philosophes ont beaucoup compté dans mon parcours. Bruno Bettelheim, aussi : qui se souvient de lui, de nos jours ?
Très tôt, vos lectures vous ont donc amené vers les essais.
François Hollande : Oui. Cela ne veut pas dire que les romans ne comptaient pas. Mais je cherchais à comprendre. J’étais animé par l’accumulation des connaissances, les essais étaient donc plus utiles à ma formation, ainsi que les livres d’économie.
“Le titre de ma biographie ? Un président normal”
Quel livre aimez-vous offrir ?
François Hollande : Lors de la Foire du livre de Brive en novembre dernier, j’étais assis à côté de Clara Dupont-Monod. J’ai pu découvrir son dernier livre qui retrace l’histoire émouvante d’une famille avec un enfant handicapé. Or, j’ai été frappé d’écouter les gens venant pour parler d’eux, plus que du livre.
C’est ça le rôle de la littérature : permettre à chacun de se reconnaître, que le récit d’un auteur devienne l’émotion de tous. A ce titre, je n’ai pas été surpris qu’elle ait remporté le Goncourt des Lycéens.
Ressentez-vous cela aussi en rencontrant vos lecteurs ?
François Hollande : C’est différent. Au cours de mes séances de dédicaces, viennent vers moi beaucoup de jeunes, âgés de quinze à vingt ans. Pourquoi viennent-ils ? Parce que j’étais leur président, d’une certaine façon. Ils ont grandi avec moi, ils me rendent visite comme on vient consulter un oncle lointain. (Rires) J’étais dans le paysage, et j’espère l’être toujours.
Enfin, si vous aviez le pouvoir de convoquer n’importe quel biographe, vivant ou mort, pour écrire l’histoire de votre vie, qui choisiriez-vous ?
François Hollande : Sans hésiter, je demanderais à Stefan Zweig, qui a écrit des biographies formidables. Très courtes d’ailleurs, mais qui se lisent comme des romans.
Et quel en serait le titre ?
François Hollande : Ce serait : « Un président normal ». (Sourires)
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« On vous laisse faire ? » D’une main sur l’épaule, un François Hollande espiègle salue Cyril, notre photographe s’empressant de ranger un pied de projecteur récalcitrant. Déjà, le prochain rendez-vous présidentiel attend. Le rythme effréné aussi. Cela sied à celui qui a connu la cadence folle du plus haut sommet de l’État. La journaliste Raphaëlle Bacqué évoquait l’« Enfer de Matignon » dans un documentaire consacré à la fonction de Premier ministre ; quel serait son pendant élyséen ?
Si je n’ai pas eu le loisir de lui demander, François Hollande confirme toutefois une intuition : plus que d’enfer, le « désert de l’Elysée » me semble plus pertinent, tant la fonction peut isoler, éloigner, assécher – privant même son locataire de lecture. Pour autant, je connais peu d’enfers et de déserts que tant aspirent à vivre, voire à retrouver. En effet, depuis Valéry Giscard d’Estaing, dont il fut plusieurs fois questions au cours de cette bibliothèque, la vie d’ex-président semble toute entière vouée à subir l’irrésistible attraction d’un retour au Palais, leur inspirant, au passage, des livres passionnants pour les amateurs de mémoires – et de non moins passionnants entretiens.
Toutes les bibliothèques de politiques sont là.
MERCI POUR CET ENTRETIEN TRES VIVANT