Loin des clichés, cinq auteurs nous ouvrent les portes de leur terre d’écriture, et décryptent le lien qu’ils entretiennent avec ce(s) lieu(x), itinérants ou sédentaires, où leurs mots voient le jour. Et si la chambre à soi de Virginia Woolf n’était pas la meilleure solution, finalement ? Rebecca Benhamou a mené l’enquête.
Lorsque l’on aborde la question des lieux d’écriture, les fantasmes sont légion. Il y a le Nohant de George Sand, le cabinet de travail de Victor Hugo, place des Vosges – suffisamment haut pour qu’il puisse écrire debout – ou encore la maison de Balzac, nichée sur la colline de Passy, avec vue sur la tour Eiffel…
Difficile aussi d’éviter certains écueils, quand on ausculte de près les espaces où éclot la création, notamment la posture de l’écrivain qui se regarde écrire. Mais pour celles et ceux qui aujourd’hui continuent de prendre la plume, l’écriture est bel et bien ancrée dans le réel ; elle se mêle aux contingences du quotidien, compose avec les contraintes du présent. « Hier comme aujourd’hui, on a souvent une image fausse de la vie d’artiste, déclare Marianne Jaeglé, qui a récemment publié Un instant dans la vie de Léonard de Vinci et autres histoires (Gallimard) », un recueil de nouvelles qui plonge justement au cœur des mécanismes de création et des ateliers de grands artistes et écrivains.
C’est à Paris, face au Canal Saint-Martin, dans un café où elle a ses habitudes depuis 14 ans, que la romancière et animatrice d’ateliers d’écriture nous reçoit. « L’écriture, et plus largement la création, est quelque chose que nous aimons romancer, mais la réalité n’est pas faite que de joies, de fulgurances ou de vie de bohème. C’est aussi un quotidien rythmé d’échecs et de dépendances économiques, avec lequel il faut apprendre à composer. » Pour elle, l’écriture se fait en deux temps… et en deux lieux. « Il y a d’abord une phase que je qualifierais de dionysiaque, c’est-à-dire de liberté absolue, de lâcher prise, pendant laquelle je m’aventure dans l’inconnu, sans chercher à prévoir quoi que ce soit. Ce moment-là a lieu forcément dans ce café, en extérieur, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, face au miroir sombre qu’est l’eau du canal, au passage des mouettes et des saisons, munie d’un carnet et d’un stylo. » Le froid, explique-t-elle, est une sorte de minuteur naturel ou de contrainte qui l’incite à se mettre à l’ouvrage rapidement, et à tirer profit du temps imparti. Quant à la deuxième phase, plus « apollinienne », elle correspond à la recherche d’une structure, d’une composition du roman, et d’une remise en ordre de ses écrits, face à son écran d’ordinateur, cette fois-ci. « Cette phase-là a lieu dans l’intimité de mon domicile, où je n’ai pas de bureau ni de chambre à moi. » L’essentiel étant, selon elle, de créer un moment de rupture avec le cocon – une vision que partage en partie la romancière et enseignante Nathalie Cohen, autrice de Modus Operandi. La secte du serpent (Denoël), et d’Un Fauve dans Rome, à paraître en février 2022 chez Flammarion.
La quête d’un ailleurs serait inextricablement liée à l’aventure littéraire. « Écrire, c’est partir pour écrire, dit-elle. Avant l’âge de 45 ans, je n’arrivais pas m’y consacrer, car trop de responsabilités familiales et professionnelles pesaient sur mes épaules. Maintenant, j’y parviens, mais plus encore qu’une rupture avec le quotidien, il me semble que l’écriture est une mise en mouvement, un effort, un déplacement mental et physique. » Si la question du lieu d’écriture l’interpelle en tant qu’autrice, elle intervient moins souvent dans sa vie de lectrice. « À dire vrai, je m’intéresse davantage à la vie intime de l’écrivain qu’à son lieu d’écriture, précise-t-elle. Par exemple, j’ai beaucoup appris sur Proust et sur le rythme de ses phrases dès lors que j’ai su qu’il avait de l’asthme ; et quand j’ai lu que Molière était mort d’une infection pulmonaire, j’ai parcouru Le Malade imaginaire (précisément la scène des poumons), avec un tout autre regard. Je suis davantage attentive à ces petites choses-là. »
Un art bourgeois l’écriture ?
Pour le romancier et essayiste Laurent-David Samama, cet intérêt pour l’envers du décor est caractéristique de l’air du temps. Une curiosité qu’il doit en partie à son métier de journaliste. « J’avoue ne pas être insensible au travers de l’époque qui consiste à tout savoir de la vie de l’artiste avant de se plonger dans son œuvre. J’aime Angot car je sais comment elle compose ses textes. Je sais que Jauffret, puisqu’il écrit régulièrement dans les cafés, a souvent cette touche de vécu en plus, ce réalisme. À chaque fois que je passe devant le domicile de tel ou tel auteur que j’ai pu interviewer, je me demande s’il est en train d’écrire… Et quand on me parle d’Annie Ernaux, je me replonge dans les rues de Cergy-Pontoise, que j’ai pu fréquenter dans ma jeunesse. Ses lieux, je les connais. Ses mots, je peux les comprendre. De fait, quand on visualise le lieu de travail de l’écrivain, on le cerne mieux, c’est une certitude. »
L’écriture étant une activité souvent chronophage, Laurent-David Samama la dépeint comme un processus itinérant, géographiquement. « J’ai commencé à écrire mon premier roman, Kurt (Plon), dans le RER, la grisaille banlieusarde inhérente à la ligne C. Je trouvais que ça correspondait bien à cet espace périphérique et plombant que Nirvana décrivait souvent dans ses chansons. Et puis, ce livre-là, je l’ai terminé aux États-Unis. Soit deux ambiances totalement différentes. On écrit bien en cheminant, et on écrit d’autant mieux quand on le fait avec un certain sentiment d’urgence. Mais pour être tout-à-fait honnête, c’est de plus en plus chez moi que j’écris le mieux. » Même s’il dit rêver de partir trois mois sur la route, « à la Dylan », et de passer des jours entiers à rouler sur les autoroutes américaines en attendant que surgisse l’inspiration, Laurent-David Samama conclut que l’écriture est, somme toute, et « loin des idées reçues, l’art le plus bourgeois qui soit. »
Bourgeois, peut-être… et parfois en proie à la posture, ce que fustige avec humour Gabrielle Deydier, autrice d’On ne naît pas grosse (La Goutte d’Or). « Pour moi ça a toujours été le produit final qui comptait avant tout, dit-elle. Quand je vais chez le caviste, je veux qu’il me propose un bon vin, je me moque de comment on est arrivé à cette délicieuse bouteille, de l’histoire, voire du storytelling autour. Avec les livres, c’est pareil. J’ai souvent eu l’a priori qu’il y avait une forme de posture dans tout ça. Exemple simple : écrire sur la terrasse du café de Flore. Je trouve cette posture aussi cheap que le café allongé y est cher. » Pour elle, les conditions idéales de l’écriture sont réunies la nuit, et dans le silence absolu. « Je suis très expressive quand j’écris. J’ai besoin de lire à haute voix, de jouer, de faire des grimaces. Si je me pose demain dans n’importe quel café parisien, je finis ma carrière comme mème sur Internet ! », plaisante-t-elle. Depuis peu, elle a aussi découvert le travail en résidence d’écriture, dont une où elle a vécu et écrit son dernier opus pendant neuf mois en Picardie, ce qui a en partie changé sa vision de ce qu’est un lieu de création. « J’y ai rencontré un tas d’artistes, dont des écrivains, pour certains plus ou moins connus, et c’était assez drôle de se dire qu’on est présent en coulisse. Voir un auteur à la télévision, dans une interview hyper pointue, et l’avoir côtoyé pendant des semaines, avec ses chaussettes trouées, ça casse le mythe ! Mais ça relativise, et personnellement, ça m’a fait du bien. »
L’expérience de la création en solitaire au sein d’une petite communauté, c’est justement ce qu’a voulu construire la romancière Régine Detambel, qui a publié entre autres Les Livres prennent soin de nous. Pour une bibliothérapie créative (Actes Sud). Installée dans la région de Montpellier, elle y a ouvert, au sein même de son propre domicile, une résidence d’écriture pour les auteurs et autrices de passage. « Ce que je vois dans les désirs de mes résidents, et surtout chez mes résidentes, c’est l’image de la chambre à soi, telle que l’a écrite Virginia Woolf. Mais le plus souvent d’une chambre à soi intérieure. En leur offrant cette pièce extérieure à elles, je les légitime surtout dans l’accès à leur intériorité. C’est sans doute ce que disait Virginia Woolf, au fond : oser élargir son intériorité. »
Indispensable la chambre à soi ?
Mais dans ce rapport à l’intériorité, et donc au lieu de création, femmes et hommes sont-ils égaux ? Peut-on, avec ou sans chambre à soi, se consacrer pleinement à l’écriture de la même façon, selon que l’on est une femme ou un homme ? Le lieu fait-il tout ? Pas si sûr, selon Marianne Jaeglé. « J’ai toujours rêvé de travailler à un roman dans une résidence d’écriture, car j’aime l’idée du groupe, de l’émulation et de l’échange, que je trouve très porteuse, surtout pour des écrivains qui ont l’habitude de la solitude. Mais, pour ma part, c’est parfaitement impossible. Outre mon activité d’écrivaine, je suis aussi mère de famille. Le quotidien reste. » Pas question pour autant de choisir entre maternité et création, car selon elle, c’est aussi une chance de pouvoir conjuguer les deux. « Quand on a des enfants, on sort de la procrastination, on doit rentabiliser notre temps libre. Et surtout, on arrête de se perdre dans des questionnements métaphysiques, parfois stériles, et on se met à faire, à vraiment faire. Avoir une chambre à soi et quelques livres de rente, comme le préconisait Woolf, cela correspondait à des conditions idéales d’indépendance économique, au temps où l’écriture était le fait d’une classe bourgeoise dominante. La réalité de l’écriture, tant pour les hommes que pour les femmes, est bien plus complexe aujourd’hui, faite de compromis et d’ajustements perpétuels. »
Parce que les besoins du quotidien dépassionnent la création, Laurent-David Samama confirme lui aussi que cet arbitrage, souvent en défaveur de l’écriture, peut être aussi une bonne chose. « Les enfants passent d’abord. Ce n’est pas un mal : ça permet de faire de l’écriture une matière moins inflammable, plus froide. Impossible d’écrire de belles lignes avec des enfants en bas-âge dans les pattes. Dans ces cas-là, je me dis : tant pis, la littérature peut bien attendre ! » Selon lui, les femmes de plume ont cet avantage énorme de savoir – souvent – composer avec plusieurs vies en une. Parmi les exemples qui lui viennent à l’esprit, il cite Amanda Sthers, Karine Tuil, ou encore Saphia Azzeddine. « Elles n’oublient pas le monde autour d’elles, dit-il. Elles savent en faire abstraction le temps de l’écriture, mais elles y reviennent juste après. En devenant père de famille, j’ai compris que “l’écriture du quotidien” me convenait finalement bien. On devient plus efficace quand le temps est compté. On peut même écrire de jolies pages entre deux couches et une bolognaise à préparer… »