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Hugeux : “Kadhafi est le personnage rêvé pour les biographes”

Ernest MagVincent Hugeux 20100328 Salon Du Livre De Paris 1

Kadhafi. Image du 20ème siècle et même du début du 21ème siècle. Personnage multiple qui fait le “bonheur” des journalistes et des biographes. Vincent Hugeux est grand reporter à l’Express, il a travaillé avec Alain Louyot, notre grand reporter à nous. A l’occasion de la sortie de sa biographie documentée et enquêtée de Kadhafi aux Editions Perrin, Alain Louyot est allé le rencontrer afin qu’il nous raconte comment on devient le biographe d’un dictateur et qu’il nous éclaire sur le statut et le rôle des grands reporters aujourd’hui.

Pourquoi avoir choisi d’écrire précisément cette biographie ?

L’idée, je tiens à le préciser, en revient d’abord à Benoit Yvert qui dirige les Editions Perrin. Après « Reines d’Afrique » il m’a conseillé de m’atteler à l’écriture d’une grande biographie et le personnage énigmatique et déroutant de Kadhafi lui a semblé tout indiqué. Toute la dimension romanesque imaginable du parcours d’un homme de pouvoir, avec ses volte- face, son rapport aux femmes effrayant, sa longévité et sa fin tragique, s’y trouvent. Et il y aussi sa longue idylle ambiguë avec la France et les soupçons sur le financement de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy…Bref c’est un personnage rêvé pour biographe.

Ernest MagKadhafi CL’histoire de ce personnage sulfureux apparaît comme une longue dérive morale mais aussi physique si l’on en juge par ses portraits qui évoquent celui de Dorian Gray …

Absolument. On le constate à la fois par son iconographie et les témoignages de ceux qui l’ont connu à différentes époques. Reste qu’il est difficile de faire parler les gens qui l’ont côtoyé car, même mort, il continue d’exercer une certaine terreur, ou fascination, sur nombre de ses contemporains. Ce qui est fascinant c’est que lorsque, jeune lieutenant, il mène en 1969 son coup d’état pour détrôner le roi Idris il est immensément populaire et les diplomates occidentaux, ou encore Georges Pompidou, le dépeignent alors comme « l’espoir du monde arabe » !

Comment s’est-il maintenu une quarantaine d’années au pouvoir ? Sa longévité s’explique -t-elle par ses nombreuses métamorphoses et volte-face ?

J’ai souvent entendu dire lors de mon enquête « ce type est fou ». S’il n’était que fou il n’aurait pas pu tenir les rênes d’un pays aussi fragmenté et aussi complexe que la Libye pendant plus de quatre décennies ! Il y a chez lui une sorte de génie politique notamment dans l’alchimie tribale. Lui-même venant d’un clan minoritaire , il a compris qu’il devait, en passant des alliances, se placer sous la protection d’une tribu plus puissante pour se hisser au sommet et y demeurer. C’est là le signe d’une intelligence politique et le fait qu’il y ait eu chez lui une dérive démentielle dans ses outrances et obsessions n’enlève pas le caractère exceptionnel de ses intuitions.

Parmi ses obsessions figurait celle de rester jeune …

Oui le mythe faustien. Sa hantise absolue c’est la vieillesse. D’où ses innombrables opérations ratées de chirurgie esthétique, sa consommation de drogues y compris pour renforcer sa vigueur sexuelle. Il confiera à son chirurgien brésilien : « mon peuple est jeune et je ne veux pas lui apparaître comme un vieux leader ». Or il ne fait ainsi qu’accélérer les outrages du temps car la chirurgie le rend peu à peu bouffi, lui clos quasiment les yeux, et ses implants capillaires se révèlent grotesques…

Par un aspect ou un autre, il n’a jamais pu te toucher, t’attendrir ?

Si, au début de sa trajectoire, ce fils de pauvre berger impressionne par l’énergie qu’il met pour sortir de sa misérable condition : il travaille beaucoup à l’école, s’y montre un élève brillant puis, jeune homme, il sera animé d’un idéalisme non seulement panarabe mais d’un idéalisme social car il veut ramener dans la lumière cette population libyenne qui était totalement ignorée par la monarchie.

Parlons de ses relations avec Nicolas Sarkozy …Pourquoi ce dernier a-t-il accepté que Kadhafi, en visite officielle, plante sa tente de bédouin à deux pas de l’Elysée ?

Je précise que Nicolas Sarkozy n’a pas accepté de me rencontrer pour mon livre. Il y a un faisceau troublant de présomptions mais le document qui prouverait l’intention ou la réalité du financement de sa campagne présidentielle n’a jamais été trouvé. Sarkozy est quelqu’un qui semble fasciné par la canaille et aime se mesurer aux autres. (A ce sujet, Karl Laske et Fabrice Arfi, journalistes à Mediapart, viennent de publier une enquête qui soulignent encore plus avant le faisceau d’indices concordants sur le financement occulte de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007 et la justice a été plusieurs fois dans leur sens, NDLR).
Quant à la tente installée à l’hôtel Marigny c’est le terme d’un marché, en 2007, car la libération, en présence de Cécilia, des infirmières bulgares impliquait, en retour, une visite à Paris. Et puis Sarkozy voulait placer auprès de ce pays pétrolier les fleurons de notre industrie militaire et nucléaire mais aussi conclure avec lui un pacte contre le terrorisme. Quant à la tente plantée près de l’Elysée elle faisait partie du « package » de la visite officielle car transporter sa tente c’est imposer aux autres les codes de sa bédouinité, cela a une vraie portée politique.

Parlons de ton métier de grand reporter…Le vois-tu changer ?     Ernest Mag Reines D'Afrique

Évidemment oui parce que, de plus en plus, j’ai l’impression de faire de partie des derniers des Mohicans, d’une tribu en voie d’extinction ! Il y a plusieurs problèmes fondamentaux qui menacent l’exercice de notre métier. D’abord, la pression budgétaire. A titre d’exemple , un reportage en territoire hostile coûte cher, un fixer fiable à Mossoul exigeait ainsi, selon le média, entre 400 euros et 800 euros par jour ! Or les actionnaires des journaux n’ont pour la plupart aucune connaissance de ce que représente pour un grand reporter le travail de construire, préparer et effectuer un reportage en zone de conflit. Et cela coûte très cher ne serait-ce qu’en assurances.

“Ce qui fait le bon journaliste, c’est une insatiable curiosité”

Et il y a le problème du manque de temps…

En effet. Durant mes premières années à L’Express le reportage moyen c’était deux ou trois semaines selon le pays et, auparavant, pour couvrir la guerre du Liban ou la révolution iranienne, toi, tu pouvais rester un mois voire deux sur place ! Là je viens de me rendre une semaine en reportage en Afrique du Sud. Mais je ne me plains pas car je trouve que c’est déjà bien que l’on puisse continuer à partir. Ce qu’il faut en amont c’est bien préparer son reportage, trouver un fixer, définir ses contacts et mener tout cela tambour battant. C’est une contrainte mais je m’en accommode. La longueur des articles publiés a diminué de moitié mais en même temps que son reportage on doit faire de fréquentes interventions pour le web, pour les radios ou télés. Tu disais naguère que dans un journal il faut des premiers violons mais, à présent, il faut savoir jouer tous les instruments de l’orchestre !
Il faut maitriser les outils nouveaux du journalisme pour ne pas être asservi par eux.

Ce qui compte pour moi c’est de pouvoir continuer à faire du « reportage souverain » c’est à dire des reportages décidés et financés exclusivement par mon journal. A partir de là, que je m’exprime sur du papier, une tablette ou un smartphone peu m’importe tant que je peux faire encore du reportage. Et paradoxalement en cette période de vaches maigres, ou plutôt squelettiques, au service « Monde » de L’Express on continue de partir même si je ne sais pas combien de temps cela durera…

Quel est pour toi la plus grande qualité du grand reporter ? Et quel serait son plus grand défaut ?

Le journalisme est, à mes yeux, un métier altruiste pratiqué par des égocentriques. Il en va de l’égocentrisme comme du cholesterol, il y a le bon et le mauvais. Le bon c’est que l’on est soi-même, par son éducation, sa culture, ses engouements ou aversions, le tamis de tout ce tumulte puisque l’objectivité est une chimère. Le mauvais c’est le narcissisme qui conduit les grands reporters à devenir le sujet de leur propre travail. Ce qui fait un bon journaliste c’est une insatiable curiosité, un postulat qui est « rien ne va de soi », ce qui compte c’est d’être animé par une intense envie de transmettre, de raconter des histoires vraies.

Toutes les injustices et cruautés, notamment vis à vis des enfants, dont tu peux être le témoin en Afrique ou au Moyen Orient, ébranlent-elles parfois la foi du reporter catholique, et ancien du journal La Croix, que tu es ?

Non car ma conviction profonde c’est que Dieu nous a conçu libres de faire le bien comme le mal. Évidemment, de nombreuses fois dans ma vie de journaliste je me suis dit, comme toutes ces nuits au Rwanda, « Dieu où es tu ? ». Mais ce n’est pas parce que je suis souvent confronté à l’inhumanité, à la barbarie, que je doute de Dieu. Cela me fait douter de l’Homme.

Tu as reçu, en 2005, le prix Bayeux des correspondants de guerre. Quel est ton regard sur celle-ci ?

Malraux écrit dans « Les Noyers de l’Altenburg » qu’il faut faire la guerre sans l’aimer. Je me suis, au fil des reportages, forgé la conviction que, pour bien la dire et l’écrire, il faut la couvrir en la détestant. Il y a aussi dans mon engagement une dimension sociologique. La devise du fils de métallo que je suis : « Compassion pour les humbles, intransigeance pour les nantis, férocité pour les salauds. »

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