James Lee Burke, grand nom du roman noir, continue d’édifier une superbe œuvre métaphorique qui raconte l’Amérique de l’après-guerre, ses peurs, ses dangers, ses vices. Il se confie à Ernest avec le lyrisme qui le caractérise sur son dernier livre traduit en français mais aussi sur d’autres à venir…
Un monument ? Une légende ? Un maître ? Comment qualifier James Lee Burke, 87 ans, plus de quarante romans au compteur depuis le premier sorti en 1971 et une collection de prix et de nominations aussi fournie que les breloques d’un général ? Par sa longévité, sa prolixité, son imagination, la richesse de son style, ce natif du Texas est une référence dans le roman noir américain, un peu comme certains artistes de sa génération le sont dans le rock, le blues ou la country.
Auteur créatif, plus porté à sonder la complexité humaine que les rouages d’une procédure criminelle, mettant en scène les pires salauds avec la même facilité que les braves types, il occupe aussi une place particulière dans la géographie du polar US, ancré en Louisiane avec la série Dave Robicheaux, son principal héros récurrent, et explorant les États du Sud en long et en large au gré d’autres séries.
C’est le cas avec « Un autre Eden », que son public français peut maintenant découvrir trois ans après les Etats-Unis. Cette histoire située dans le Colorado est centrée sur le personnage de Aaron Holland Broussard, sorte d’écrivain-voyageur, mi-beatnik, mi-cueilleur, déjà croisé dans « Les jaloux » (Rivages, 2023). Autour de ce rebelle qui se cherche, l’auteur développe une intrigue à plusieurs niveaux, échevelée et imprévisible, explorant les thèmes qui lui sont chers et qui structurent toute son œuvre.
L’abus de pouvoir est un sujet qui obsède James Lee Burke : « Au Texas et en Louisiane, mieux valait ne pas avoir de problème avec les riches et les puissants », glisse ainsi son narrateur. Les traumatismes de la guerre (Corée ici, Vietnam ailleurs) sont un autre thème fort de ce roman-ci et d’autres auparavant : « Entrer dans un lieu sombre au fond de ma tête, ne plus savoir comment en sortir », se lamente Aaron Holland Broussard.
Le rôle rédempteur de la femme, la dérive des cultes, la violence contenue chez ses concitoyens (« Image inversée de l’Amérique que j’aimais ») sont d’autres lignes directrices de ce livre et des précédents. Inlassablement, James Lee Burke les entremêle au récit criminel comme s’ils étaient dictés par une voie intérieure, composant des textes singuliers empreints parfois de poésie. « Un roman doit être un microcosme de l’époque où l’on vit », a-t-il glissé un jour dans une interview. Pour approfondir cette réflexion, Ernest l’a appelé en visio chez lui, dans sa maison du Montana …
A côté des 24 titres de la série Dave Robicheaux, « Un autre Eden » met en scène un autre de vos héros récurrents, Aaron Holland Broussard : comment vous vient l’envie d’écrire sur un personnage plutôt qu’un autre ?
James Lee Burke : J’ai publié ma première nouvelle à 19 ans, j’ai créé des tas de personnages sans vraiment me demander pourquoi. Ils m’apparaissent un beau matin, comme s’ils éveillaient et entraient dans la maison. Et vous savez que je n’ai pas que ces deux-là, mais aussi plein d’autres, tels que Clete Purcel, le copain de Robicheaux (son dernier roman publié aux Etats-Unis s’intitule « Clete » NDLR)… J’ai publié 45 livres dont trois recueils de nouvelles, ça fait pas mal de protagonistes. Bien sûr, Robicheaux les domine tous en popularité mais j’espère que les lecteurs vont prêter autant d’attention à la famille Holland et à Aaron. Ils m’inspirent mes meilleurs romans et évoluent dans un paysage bien plus vaste.
Pourquoi cette atmosphère mystique à la limite du fantastique ?
James Lee Burke : Cet environnement mystérieux est juste ma manière de voir le monde. Ce n’est pas différent de mes autres livres, sinon que celui-ci est un de mes meilleurs. Ce roman est comme une fenêtre sur cette année 1963 où le monde a changé, où l’on a presque mis le feu à la planète. On a oublié la crise des missiles russes à Cuba, et John F. Kennedy déclarant que si on avait gagné cette troisième guerre mondiale, 180 millions d’Américains auraient trouvé la mort les trois premières semaines. On a oublié que ce fut une époque de révolte et que beaucoup de ces formes de révolte avaient du bon. Je parle là de l’Amérique mais elle a influencé des gens dans le monde entier. C’est aussi la période où les drogues ont commencé à toucher la classe moyenne. Personne ne s’en souvient. Et nous voici revenus au même endroit, nous courons des risques terribles.
Vous avez dit un jour qu’« un roman doit être un microcosme de l’époque où l’on vit ». Est-ce le cas avec ce livre ?
James Lee Burke : Oui, en quelque sorte. C’est une histoire qui parle d’ouvriers agricoles dans le Colorado en 1963. Le narrateur Aaron croit avoir découvert un paradis dans ce paysage parmi les plus beaux du monde, mais des forces surnaturelles – je préfère ce terme à celui de maléfiques – sont à l’action. Des gens des temps anciens de la sorcellerie, de la superstition. Les Pères pèlerins avaient bien des vertus mais c’étaient des meurtriers, ils ont commis un génocide sur les Indiens dont ils ont effacé les empreintes et qui a duré jusqu’au massacre de Wounded Knee en 1891. C’est le sujet du livre.
Un thème revient fréquemment dans vos romans, celui de l’abus de pouvoir. Pourquoi est-ce si important à vos yeux ?
James Lee Burke : C’est la source de tous nos problèmes depuis les temps de la création. C’est ainsi et c’est notre faute, le pouvoir en soi n’est pas mauvais mais certains d’entre nous l’utilisent pour faire le mal. Comment ne pas avoir envie d’écrire là-dessus ?
Le personnage d’Aaron dit qu’«au Texas et en Louisiane, mieux valait ne pas avoir de problème avec les riches et les puissants » : le problème vient d’eux ?
James Lee Burke : Pas nécessairement, mais il ne vient certainement pas des pauvres. Ca nous laisse qui ? Et ça ne concerne bien sûr pas que le Texas et la Louisiane, c’est un tout. Un philosophe britannique a dit que toute forme de pouvoir finit par devenir le mal, très peu de gens peuvent l’exercer (Lord Acton : « Le pouvoir tend à corrompre et le pouvoir absolu corrompt absolument » NDLR). Mais j’estime que l’art ne devrait pas être un véhicule politique et qu’on cesse d’être un artiste si l’on s’exprime trop sur ce genre de sujet. J’essaie de ne pas trop le faire…
Ce livre est une bonne illustration de la vie de gens qui, pour se sentir libres, travaillent de leurs mains et voyagent dans des wagons de marchandises. J’ai rencontré des gars comme ça, ils ont une belle vie. Ce sont des types bien, gentils, et c’est parce qu’il les a compris que John Steinbeck est un immense écrivain.
Pourquoi vos héros présentent-ils souvent un syndrome post-traumatique lié à la guerre qu’ils ont faite, comme ici Aaron avec la Corée ?
James Lee Burke : Comment pourraient-ils y échapper ? Le XXe siècle a été le plus sanglant dans l’histoire de l’humanité. Toutes ces guerres horribles se sont produites à notre époque. Mais le souci est plus le présent que le passé. Nous refusons de voir que nous sommes en train de tuer toute vie sur cette planète, c’est grave. Même si je n’en parle pas dans mes romans, c’est ce que je ressens. Les Etats-Unis brûlent à cause du réchauffement climatique, nous avons des incendies dans tout le pays, nous allons en avoir de plus en plus et les sondages montrent qu’1% seulement de la population s’en soucie. Mes histoires font référence aux 14e et 15e siècle, on y va tout droit, vers les feux de la Peste noire qui ont tout asséché. C’est une époque dangereuse que je reflète dans mes livres sans politiser mon propos.
Êtes-vous prêt à vous engager politiquement ?
James Lee Burke : Je ne vais pas changer des gens qui choisissent le mal en connaissance de cause, ils savent ce qu’ils font. Ce qui se passe dans ce pays aujourd’hui s’est déjà produit dans les années 1930 avec Adolf Hitler. Trump nous a dit ce qu’il pense des dictateurs, il a loué Mussolini sans que cela gêne quiconque. Cela prouve quoi ? Que ces gens-là cherchent leur Mussolini ! Donald Trump est pitoyable, pas intelligent, instrumentalisé, on lui accorde trop de crédit. Ce qui fait peur, ce sont les gens qui votent pour lui, ils sont là pour faire des sales trucs. Mais je ne pense pas qu’il va gagner cette fois. Les électeurs ne vont pas détourner les yeux et rester chez eux. Je l’espère. S’il redevient président, que Dieu nous aide ! Le moteur de tout cela est à Moscou. L’enjeu est de recréer l’Union soviétique et de tuer l’OTAN. Rien d’autre. Je me souviens de ce jour de 1945 où mon père avait réuni ses amis à la maison pour boire des Mint Julep (cocktail alcoolisé du Sud des USA. NDLR), et où quelqu’un lui a demandé ce qu’il pouvait se passer maintenant que la guerre était finie. Il a répondu que, la France et l’Angleterre effondrées, la Russie allait déclencher des conflits en utilisant des proxies. Ils nous saigneront à mort sans se battre et à la fin, nous nous retrancherons entre nos deux océans et notre politique étrangère en reviendra à la doctrine Monroe (président dans les années 1820 qui prôna un repli diplomatique NDLR). Ce sera une politique basée non sur la force mais sur la faiblesse. Mon père a dit cela en 1945 et rien n’a changé, chaque mot se vérifie, les guerres par des pays intermédiaires…
Votre père a-t-il été une source d’inspiration ?
James Lee Burke : Oui, bien sûr. C’était un homme bien mais il est mort quand j’avais 18 ans. Je ne l’ai entendu prononcer de mots profanes qu’une seule fois, sous le coup de la colère, avec un ivrogne qui avait insulté la famille Burke. Il ne critiquait jamais personne et ne se disputait jamais, il préférait tourner le dos quand des gens parlaient de la guerre. Une fois, il avait ramené à la maison un collègue de la raffinerie qui venait du Nord et qui s’est mis à parler d’agent à table. Dans le Sud, ça ne se fait pas et comme mon père était mal à l’aise, il a raccompagné son invité jusqu’à la porte. Je lui ai demandé ce qu’il l’avait agacé et il m’a dit : fils, ne dit jamais rien sur quelqu’un qui ne soit pas un compliment. Et si tu ne trouves rien de bien à dire sur eux, ne dis rien. Et moi, je n’ai rien à dire de bien sur cet homme-là…
Il reste très présent dans vos souvenirs ?
James Lee Burke : Oui, il était très intelligent, lisait beaucoup d’ouvrages d’histoire et rêvait de devenir journaliste. Il a écrit pendant des années à la maison, il avait une belle calligraphie. Mais il était aussi solitaire et triste, faute d’avoir réalisé son rêve. Il a travaillé comme chimiste à Cuba, puis ingénieur dans les pétroles mais il détestait ça, il se précipitait pour se laver les mains en rentrant à la maison, il se sentait sale. C’était durant la Grande dépression, il n’était pas question de quitter son emploi. On se sentait riche. On s’en est sortis et d’autres non.
Êtes-vous devenu écrivain pour lui ?
James Lee Burke : J’apprécie votre question mais non, on ne choisit pas d’écrire, c’est là quelque part et c’est fait pour vous. C’est la même chose pour ma fille Alafair (autrice de romans policiers à succès elle aussi NDLR). A l’âge de 5 ans, elle était déjà écrivain et lisait « Luke la main froide » (roman noir de Donn Pearce porté à l’écran avec Paul Newman dans le rôle-titre NDLR), elle a écrit sa première nouvelle à 7 ans.
Dans vos livres très sombres, les personnages de femme sont lumineux : sont-elles inspirées de la vraie vie ?
James Lee Burke : Les femmes sont comme ça, Dieu les a créées parfaites, c’est pour cela qu’on les a toujours craintes. Il n’y a pas de compétition entre homme et femme, les anthropologues nous ont appris que les cueilleurs apportaient quatre fois plus de nourriture que les chasseurs. L’homme armé hier de pierres ou aujourd’hui de fusils à lunette peut rentrer bredouille. Les femmes sont plus intelligentes et ont assuré à notre espèce de se perpétuer et de survivre. Mon prochain livre, qui sortira en juin 2025, qui aura pour titre « Don’t forget me, little Bessie » (titre également d’une vieille chanson country NDLR), m’a été inspiré par ma mère, morte à 102 ans, elle-même fille de Alafair Holland. Je suis issu de deux familles qui représentent bien plus que le Texas. J’adore la série Robicheaux mais j’aimerais que l’on prête davantage attention à cette série Holland pour ses aspects autobiographiques et pour ce qu’elle dit de l’Amérique.
Vos personnages masculins sont hantés par la mort. Cela fait-il écho à des pertes dont vous avez personnellement souffert ?
James Lee Burke : Il y a des expériences que l’on traverse, que l’on est incapable d’oublier et après lesquelles on est incapable de partager la somme de douleur avec d’autres. On est victime de ce que l’on appelle une longue nuit de l’âme. Ceux qui ont connu cela savent qu’il n’y a rien de pire sur terre que traverser cette épreuve sans pouvoir en parler, on ne discute même pas, on s’éloigne. Dave Robicheaux est passé par là, Aaron Broussard aussi, ils sont comme marqués au milieu du front (en 2020, James Lee Burke et sa femme Pearl ont perdu l’une de leur quatre enfants, Pamala, âgée alors de 56 ans NDLR).
Vous sortez un nouveau roman en juin aux États-Unis, le suivant est prêt pour dans un an : comment faites-vous pour conserver un tel plaisir d’écrire ?
James Lee Burke : J’écris tout le temps et je peux le faire car je suis financièrement indépendant. Le vrai soldat est celui qui a un boulot le jour et écrit la nuit. Il y a plein de choses que l’on peut faire en étant fatigué mais écrire n’en fait pas partie. Ecrire est pour moi une obsession. Une obsession ! Je ne peux rien faire d’autre, je n’ai jamais rien su faire d’autre correctement. Tout artiste, acteur, musicien, sculpteur, sait qu’une main l’a touché et désigné : toi ! On n’a jamais le sentiment d’être en train d’écrire un livre. Une raison particulière fait qu’il y a quelque chose que vous devez raconter au reste du monde. Une voix vous dit de l’exprimer. Cela peut sembler vaniteux mais c’est un cercle vertueux. Un artiste est guidé par son ego pour faire quelque chose de bien même s’il a croisé le pire sur Terre. Il sait que son don a un aspect mystique, comme sacré. Un jour, à une conférence d’écrivains, un auteur très sympa assis à la table a commencé à dénigrer son propre travail. C’était comme écouter un homme qui maltraitait son enfant. Il s’est mis à boire jusqu’à en mourir.
Vous sentez-vous des points communs avec les musiciens ?
James Lee Burke : Les musiciens sont dans la lumière et les paillettes du divertissement mais ils sont souvent très secrets. Tous ceux que j’ai connus sont extrêmement intelligents et perçoivent les choses comme les perçoit un écrivain. Quand vous écoutez le rythme du blues, il a servi de langage codé aux gens qui ramassaient le coton pour se parler sans se faire attraper. Le blues est né dans la sueur et le sang. L’art, c’est la douleur et ceux qui ne comprennent pas la douleur ne seront jamais des artistes. Et à mes yeux, d’une façon ou d’une autre, tous les artistes sont du côté de Dieu. C’est surtout cela que nous partageons.
« Un autre Eden », James Lee Burke, éditions Rivages, 272 pages 22€
Nouveautés en poche : « Les jaloux », Rivages noir, 496 pages, 11,50€ ; « Jésus prend la mer », Rivages noir, 224 pages, 8,70€