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Une France en noir et blues

Pauline Loroy UZ6RqHK Nmc Unsplash

Repli sur soi, lassitude, solitude : voici deux romans très sombres qui dépeignent des coins de France où le mal-être s’est installé. Rencontre avec leurs auteurs, Thibaut Solano et Tristan Saule, deux quadras en prise avec un air du temps pas folichon.

Ils signent des mêmes initiales, sont de la même génération et déboulent la même semaine dans les librairies. Thibaut Solano, 39 ans, avec son roman policier « Les dévorés », et Tristan Saule, 44 ans, avec son thriller « Jour encore, nuit à nouveau ». Deux jeunes auteurs aux parcours et aux références bien distincts mais qui se rejoignent sur un constat identique : dans les villes où ils situent leurs fictions respectives, et qu’ils connaissent très bien, une partie grandissante de la population déprime sec.

De quoi parle votre livre ?

Un cadavre dans le coffre d’une voiture, une fillette qui disparaît, un jeune journaliste habité par son enquête… Sur cette trame de suspense classique, Thibaut Solano décrit la fièvre sociale qu’il a observée durant ses sept années à la rédaction de La Montagne, le quotidien de Clermont-Ferrand. « Le titre initial que j’avais proposé à Robert Laffont était « Les hommes seuls », nous explique-t-il dans les bureaux de son éditeur, alors qu’il dédicace à tour de bras les services de presse du livre. Des hommes seuls comme Simon, le personnage principal, qui luttent dans leur célibat, qui ont peur de ne pas entrer dans le moule de la vie familiale. Des hommes sur le déclin, comme l’est cette profession de journaliste qui perd des lecteurs ou des abonnés. Des gens d’une autre époque, en train d’être remplacés, comme le journaliste-cadre à qui on dit « Cassez-vous ! » en pleine vague MeToo. Ou comme le rédacteur en chef de Simon qui voit les choses lui échapper, n’est pas joyeux de partir mais n’a plus le choix.»

Para04 Saule JENN Couve 600dpiAgoraphobie et paranoïa nourrissent le roman de Tristan Saule, troisième volet d’une série qui raconte année après année la vie d’un quartier populaire de Monzelle, une bourgade rurale copiée sur sa bonne ville d’Auxerre. « Dans la série de mes « chroniques de la place carrée », ce livre est celui de l’année 2021, nous confie-t-il en visioconférence depuis chez lui. Le pessimisme, l’inquiétude, la morosité, la défiance qui l’imprègnent sont significatifs de cette année-là, qui a été très pénible pour beaucoup de gens. Après la sidération de 2020 face au Covid, avec un aspect de tragédie mais aussi quelque chose d’exceptionnel, 2021 a été l’année de la lassitude, face aux contraintes qui s’éternisaient. C’est ce ras-le-bol général symptomatique que j‘ai voulu rendre. » Après « Mathilde ne dit rien » (janvier 2021) et « Héroïne » (janvier 2022), il raconte ici la dérive d’un quadra maussade et solitaire, Loïc, ouvrier passionné de théâtre, qui choisit de rester cloîtré chez lui après le confinement et observe son quartier reprendre vie par la lunette de visée de son fusil.

Quelle part de vous-même y avez-vous mis ?

Après Clermont-Ferrand, Thibaut Solano a eu envie d’autres défis professionnels : il s’est installé à Paris pour intégrer l’éphémère Ebdo, puis L’Express et aujourd’hui Marianne, dont il dirige la rédaction web. Il n’a rien renié des étapes précédentes, au contraire. « Mon livre repose sur beaucoup de souvenirs de la presse régionale, où j’ai appris mon métier, mélangés à une matière criminelle sur laquelle je me suis spécialisé une fois entré à L’Express, explique-t-il. J’ai ajouté des éléments de contexte politique, en référence aux Gilets Jaunes ou à MeToo. J’ai noirci le tout parce qu’on est dans le polar, et que c’est un versant vers lequel je vais naturellement, peut-être comme un exutoire. » Le Les Dévoréspersonnage central de Simon porte certains de ses propres questionnements. « C’est un bout de moi, même si je vais beaucoup mieux que lui. Son côté intime a pu être moi par le passé. C’est un personnage qui symbolise un discours, il se demande où est la frontière entre son boulot de journaliste et celui d’un flic. Il est à la limite. »

Tristan Saule, lui, s’est ancré dans sa région natale après un bref aller-et-retour en Ile-de-France, à Evry. Longtemps impliqué dans l’action culturelle et le théâtre, il a racheté il y a douze ans la librairie Obliques, la dernière de la ville, qu’il dirige sous son vrai nom de Grégoire Courtois. « Pour les deux premiers épisodes de la série, très documentaires, j’étais allé sur le terrain échanger avec des gens, confie-t-il. Il y a beaucoup plus de moi dans ce livre-ci, dans la construction du personnage principal, Loïc. Pas parce que je suis paranoïaque et complotiste, mais parce je me suis inspiré de mon enfance et ma jeunesse à la campagne pour éviter que ce personnage pas très sympathique devienne détestable. Ici, à Auxerre, il suffit de faire 2 km pour être dans les champs et beaucoup d’entre nous avons grandi dans des villages de 200 ou 300 habitants. »

Existe-t-il des Simon dans la réalité ?

Le journaliste clermontois héros des « Dévorés » est un archétype de « fait diversier », cette race de reporters-enquêteurs dont l’auteur est lui-même une incarnation, prêts à tout donner pour écrire une bonne histoire. « C’est le sens du titre : « dévorés », ils le sont par leur passion, par leur boulot, ils se consument pour ce mystère parce qu’ils n’ont rien à côté explique Thibaut Solano. Simon est aspiré par cette affaire qui le passionne mais il sait que ça va mal tourner, que ça finira mal. Ses collègues sont inspirés d’amis à moi. Et les soirées un peu cafardeuses en boîte de nuit, où on termine en larmes, ont bien existé, même si les lieux ont changé de nom. Ce sont quand même de bons souvenirs. »

… et des Loïc ?

Tristan Saule, GrégoireCourtois ©LeQuartanier PascalArnac

« Pas au point extrême de s’enfermer avec une peur panique de sortir, estime Tristan Saule. Mais, pour préparer ce livre, je me suis inscrit à beaucoup de listes de discussions antivaccin. Je ne participais pas mais je lisais ce qui se disait sur les chats Telegram, au cœur du truc, il y avait beaucoup de gens qui vivaient très mal la campagne de vaccination et développaient un discours violent. C’était très inquiétant et ça n’a pas complètement disparu. On peut même se demander si ce qu’on vient de vivre au Brésil (l’assaut des lieux de pouvoir à Brasilia le 8 janvier. NDLR) est possible en France, il y a des gens dans cette logique de défiance totale. Mon personnage est plus ambigu que cela, tellement asocial qu’incapable de rejoindre ce genre de rassemblement. Sa conviction est plus intime que militante ou politique, il souffre plus qu’il ne fait du mal. »

D’où vient cette souffrance que vous décrivez ?

« Il reste aujourd’hui quelque chose de la « Gilet Jaunisation », analyse Thibaut Solano. Il y aura toujours une frange de la population antitout, anti-gouvernement, qui se réfugiera dans ce qui est une autre forme de communautarisme, une communauté de pensée, qui se renforce en s’unissant mais se coupe du reste de la société. On la retrouve par exemple dans les grèves à la SNCF, qui partent de la base, en dehors des syndicats. Cette tension, cette colère sociale, n’est pas près de s’éteindre. Dans cinq ou dix ans, cet aspect-là du bouquin ne sera pas daté. Et puis j’ai aussi esquissé en arrière-plan les effets de MeToo, cette campagne de dénonciation permanente souvent justifiée mais pas toujours. »

« Il y a deux niveaux de mise à l’écart du personnage de Loïc, explique Tristan Saule. Un niveau de politique pure : il fait partie des gens à qui de manière générale on ne s’adresse pas. Et un niveau social et géographique : on est dans des quartiers auxquels on ne s’adresse pas. La plupart des habitants ne le vivent pas mal, s’informer ne les intéresse pas, ils s’organisent et vivent leur vie. Mais quand arrivent des décisions d’en haut, elles sont très mal vécues parce qu’incompréhensibles. »

Croyez-vous à des lendemains qui chantent dans ces quartiers ?

Thibaut Solano © Astrid Di Crollalanza 7

Thibaut Solano © Astrid Di Crollalanza

« J’assume une part de pessimisme, presque de conservatisme, répond Thibaut Solano, j’ai peur de ce que va devenir la presse demain, de ce que va devenir la justice. Je ne serais pas aussi catégorique sur la vie en province : l’ambiance paraît plombée, mais elle l’aurait été aussi si j’avais situé le bouquin à Paris. Ce n’est pas spécifique à cette ville. Clermont-Ferrand n’est pas une ville de la France périphérique, elle est à taille humaine, sinon qu’elle se développe moins que d’autres. Il suffit de voir l’état déplorable des trains Paris-Clermont. Les pouvoirs publics s’en foutent. C’était comme ça il y a quinze ans, ça n’a jamais évolué. Le choix de cette ville pour mon livre évoque donc plutôt une certaine stagnation, un éloignement de Paris. Quand le journaliste local Simon entend des confères parisiens des chaînes d’info en continu parler de « ce trou paumé », il le prend comme une attaque sur sa propre condition. Il se sent méprisé, tout comme les Gilets Jaunes se sentent pris pour des ploucs. »

« La peur est beaucoup du côté des vieux bourgeois que je côtoie dans des conférences où je vais vendre des livres, estime Tristan Saule. C’est une vraie peur, mais irrationnelle, pas cohérente avec la réalité que je connais ni les gens que je côtoie tous les jours. C’est plutôt bon signe, ils suffit qu’ils se rencontrent pour comprendre que ceux dont ils ont peur ne sont pas dangereux. Les musulmans vont très bien dans leur tête et dans leur vie, ils sont très impliqués socialement et très solidaires. Cela me rend assez optimiste, c’est une méconnaissance plus qu’une animosité très violente ou une histoire de terres à partager. »

Thibaut, êtes-vous plutôt enquêteur ou plutôt romancier ?

Avant d’entamer ce cycle de purs polars, Thibaut Solano a publié des livres-enquête sur trois grandes affaires criminelles : le meurtre de la petite Fiona, celui de Grégory Villemin et les disparues de Perpignan.  « Quelqu’un de chez Robert Laffont, qui avait lu mon livre sur Perpignan, « Les disparues », m’a suggéré de sauter le pas, se rappelle-t-il. J’ai vu ça comme un espace de liberté : écrire sur n’importe quelle affaire criminelle est hyper stressant car, quand le livre part à l’impression, on est mortifié à l’idée d’avoir pu commettre une erreur, une coquille. Il y a des familles endeuillées à l’autre bout de la chaîne. Sur un roman, on a la liberté de puiser dans les connaissances accumulées sur les affaires et on a l’espace pour inventer, prendre des libertés avec le réel, ne pas rendre de comptes à qui que ce soit. Perpignan reste l’affaire de ma vie, j’ai pris tous mes jours de congés entre 2012 et 2014 pour aller enquêter sans savoir si j’allais être édité. J’ai frôlé le burn-out, j’étais transcendé, habité, je devais être très ennuyeux pour mes amis à l’époque car je ne parlais que de ça. »

Tristan, êtes-vous plutôt écrivain ou plutôt libraire ?

« La dominante, c’est écrivain parce que j’ai toujours écris et que je continuerai quoi qu’il arrive. J’ai travaillé dix ans dans un théâtre et je me suis mis spontanément à écrire pour le théâtre, mais comme je n’y travaille plus j’ai arrêté. Dans le fait d’être libraire, ce qui est intéressant, c’est qu’on est les seuls de la ville. On est obligés d’être consensuels, d’accueillir toutes les sensibilités, toutes les populations. On n’est pas des libraires militants, c’est un devoir de service public, de citoyen. Le fait d’être implanté Place de l’Hôtel de Ville ajoute à cette responsabilité, cela me nourrit énormément. C’est un endroit névralgique où des touristes américains pleins aux as croisent des SDF, où je vois les mariages le samedi, surtout des mariages musulmans, ça dit quelque chose de la société dans laquelle on vit. A la date anniversaire des attentats, spontanément, on s’est rassemblé sur cette place-là. Et ils sont venus chercher le libraire pour faire un discours… »

Et après ce livre ?

Thibaut Solano travaille au synopsis de son troisième roman, autour du même personnage de Simon mais « sur une thématique criminelle un peu différente ». Tristan Saule a mis en chantier sa quatrième « chronique de la place carrée » selon un agenda déjà rôdé : manuscrit rendu au printemps, impression à l’automne, lancement en janvier. Tous deux écrivent surtout la nuit, l’un parce que jeune papa, l’autre pour ménager du temps avec sa fille de 13 ans et sa femme, sa première lectrice.

« Les dévorés », Thibaut Solano, Robert Laffont, collection La Bête noire, 368 pages, 20,50€

« Jour encore, nuit à nouveau », Tristan Saule, Le Quartanier, 304 pages, 22€

Tous les Regards Noirs de Philippe Lemaire sont là.

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