3 min

L’édition sans éditeurs

Robert Anasch McX3XuJRsUM Unsplash

“Il me paraissait urgent de rétablir des liaisons, de tout reprendre dans un pays distendu, divisé, crevé comme un osier percé” écrivait l’éditeur Pierre Seghers pour raconter comment, il se sentit comme investit d’une mission pour durant la seconde guerre mondiale continuer de publier des textes de fiction ou de poésie. Il fut, chacun le sait, l’un des grands éditeurs de la résistance et fut ensuite l’un des passeurs de la poésie. Publier pour raccommoder les failles d’un pays. Pour réparer, par les mots et par la beauté, ce que la barbarie avait tenté de détruire.

Quelques années auparavant, en 1931, Jacques Schiffrin juif polonais exilé à Paris, créé La Bibliothèque de la Pléiade avec la publication des œuvres de Baudelaire. Dans l’esprit de Schiffrin, La Pléiade est une “entreprise démocratique” qui vise à donner à lire les plus grands auteurs et à les placer dans un écrin particulier. Comme pour les magnifier.
En 1933, André Gide et Jean Schlumberger, fondateurs de la NRF, organisent le rapprochement et le rachat de La Pléiade par Gallimard et font de Jacques Schiffrin le directeur éditorial de cette collection déjà mythique. La guerre et les lois antijuives votées par la France dirigée par Pétain mettront fin à l’aventure de Schiffrin avec la Pléiade. Menacé, il fuit aux États-Unis et fonde Panthéon Books. Éditer toujours. Histoires d’hommes qui pensaient leur métier comme une vocation et qui furent parmi les plus grands passeurs de titres et de livres ; parmi les plus grands défenseurs des auteurs, aussi.
Quelques années plus tard, encore, André Schiffrin, fils de Jacques Schiffrin dirige Panthéon Books de 1962 à 1990, la quittant en désaccord avec l’orientation éditoriale imposée qui cherche des publications à rentabilité maximale. En 1999, André Schiffrin publie un ouvrage intitulé “L’édition sans éditeurs” dans lequel il décrit avec une précision millimétrée la façon dont l’édition de plus en plus concentrée et trustée par des groupes de médias globaux ou pire par des groupes industriels n’a plus qu’une seule boussole : vendre.

En soi, l’idée est salutaire. En pratique, elle se fait souvent au détriment de la qualité éditoriale. « Pour faire face aux très graves problèmes du livre en cette fin de siècle, un groupe d’éditeurs à travers le monde, qui chercherait à cerner les vraies questions et à y apporter des réponses, pourrait jouer un rôle crucial. Si le terrain des idées est abandonné à ceux qui ne cherchent qu’à amuser ou à fournir des informations banalisées, le débat essentiel n’aura pas lieu. C’est ce silence-là qui s’est abattu sur la vie culturelle américaine. Espérons qu’en Europe la lutte contre la domination du marché et la recherche d’alternatives viables seront menées avec plus de détermination », note-t-il dans cet essai visionnaire.

2022, Paris, France. Vincent Bolloré, propriétaire de Vivendi, est également depuis quelques semaines propriétaire de la moitié du groupe Lagardère qui compte dans son escarcelle Hachette. En résumé, la naissance d’un mégagroupe d’édition qui pèse pour 59 % de part de marché en littérature générale, 65 % en poche et 83 % en parascolaire. De quoi largement faire la pluie et le beau temps sur le marché du livre et de la diffusion puisque le nouvel ensemble pour la diffusion représenteraient plus des deux tiers du marché. L’industriel Bolloré n’en est pas à son coup d’essai. Il a déjà des faits d’armes : Vivendi dans lequel il a tout fait pour démanteler Canal+ supprimant les émissions d’enquêtes journalistiques et les pastilles d’humour qui lui déplaisaient. L’avènement de CNews, chaîne ouvertement réactionnaire, et mise sur orbite de Cyril Hanouna sur C8 chez lequel le temps d’antenne de l’extrême droite et des complotistes est largement supérieur à toutes les autres familles de pensée selon les pointages effectué par le CSA et des universitaires.

Bolloré ne s’est jamais caché de sa volonté de fabriquer un candidat à la présidentielle. Il a d’ailleurs tenté, en vain, le coup avec Eric Zemmour.

Qu’en sera-t-il demain de l’édition ? Bolloré a compris une chose : la bataille des idées chère à Antonio Gramsci passe par les médias, le divertissement, la culture et donc les livres. “L’édition sans éditeurs” narrée par André Schiffrin est en train de prendre forme sous nos yeux. Loin d’une alerte bêtement anticapitaliste, les cris poussés par les éditeurs indépendants qui tentent de perpétuer la vocation d’éditeur pour défendre des auteurs et construire des œuvres, par les librairies indépendantes, par certains auteurs et par nous, ce matin, constitue plutôt l’alerte d’un monde qui est en passe de perdre son pluralisme et sa diversité de pensée. Il est temps de se réveiller. Pour que les mots et les livres puissent continuer de “reprendre un pays divisé” sans se préoccuper seulement d’un compte de résultat ou pis de raconter le monde par un seul prisme.

“Il n’existe qu’une façon de lire, et elle consiste à flâner dans les bibliothèques ou les libraires, à prendre les livres qui vous attirent et ne lire que ceux-là, à les abandonner quand ils vous ennuient, à sauter les passages qui traînent – et à ne jamais, jamais rien lire parce qu’on s’y sent obligé, ou parce que c’est la mode“, écrivait Doris Lessing, prix Nobel de littérature dans le “Carnet d’or” . Et s’il n’existait aussi qu’une seule façon d’éditer ?

Bon dimanche,

L’édito paraît le dimanche dans l’Ernestine, notre lettre inspirante (inscrivez-vous c’est gratuit) et le lundi sur le site (abonnez-vous pour soutenir notre démarche)
 
Tous nos éditos sont là.

Laisser un commentaire