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Mots perdus, mots retrouvés

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“Avant la guerre, j’écrivais un roman. Mais à cause de la guerre j’ai arrêté de travailler sur ce roman, j’écris aujourd’hui exclusivement des textes sur la guerre pour témoigner. Et il est très important pour moi de venir à l’étranger, notamment en France, pour parler de mes livres qui pour la plupart racontent l’Ukraine, le peuple ukrainien, que j’aime tant.
La littérature n’est pas essentielle en ce moment en Ukraine, mais quand la guerre sera finie, la littérature et les lecteurs reviendront, et les romans raconteront l’expérience horrible des gens qui ont survécu à cette agression russe. La littérature reprendra son pouvoir.”  Ces mots sont d’Andreï Kourkov. Ils sont adressés aux organisateurs de Saint-Maur en Poche, le salon international du livre de poche organisé chaque année par la librairie La Griffe noire et auquel l’auteur de ces lignes apporte son concours depuis sa création. Cette année Andreï Kourkov sera le parrain du  salon. Il viendra donc à la rencontre des lecteurs et des lectrices français les 25 et 26 juin prochain. Honneur évidemment.

Mais la lecture de son mot est aussi une alerte. Puissante, forte, et terrible. Relisons. “La littérature n’est pas essentielle en ce moment en Ukraine. (…) Quand la guerre sera finie les romans raconteront l’expérience horrible des gens qui ont survécu à cette agression russe.”  La guerre qui tue tout. La guerre qui, en plus de tuer, supprime aussi le langage et plus largement la culture dont Malraux rappelait qu’elle était “la réponse à l’homme lorsqu’il se demande ce qu’il fait sur terre.”

Lire ces mots de Kourkov et dans les hasards d’une journée lire quelques heures plus tard ceux du Monde sur ce qu’il se passe justement en ce moment en Ukraine. Dans un article magnifique et presque insoutenable Ghazal Golzhiri, journaliste envoyée spéciale du quotidien narre les crimes de guerre perpétrés pas les soldats russes.
Parmi ces crimes abjects : le viol massif des femmes et des jeunes filles pour ne pas dire des enfants ukrainiennes. Résonance des deux informations. Un écrivain qui explique que la guerre a tué (pour l’instant) la littérature et une journaliste qui documente le réel. Ce qui est en train de se passer.

Les mots de la journaliste étant – peut-être – aujourd’hui les seuls possibles. Comment se sortir de soi-même pour écrire dans la noirceur d’une guerre ? Comment dire l’indicible ? Car c’est bien cela dont il s’agit dans les mots journalistiques du Monde. Et ce journalisme dans sa force à dire sans pour autant faire voir n’est-il pas la seule forme de littérature possible sur le moment ?  Vaste question.

Songer aussi en parallèle à ces écrivains qui durant les guerres ont écrit et à ces éditeurs qui firent tout pour continuer de publier (Pierre Seghers notamment). Les imaginer dans les décombres de Marioupol. Être certain, comme Andreï Kourkov, qu’une fois les Russes boutés hors d’Ukraine et malgré toutes les exactions, tous les crimes, tous les viols, des auteurs et des autrices trouveront les mots pour dire d’abord, mais aussi pour remettre de l’humanité dans la noirceur. Pour aller chercher la lueur dans les yeux des hommes et des femmes.
Pour nous dire à quel point les mots furent, en fait, leur refuge.

Pour nous signifier que les canons, les humiliations, les balles ne peuvent que faire taire – un temps – les mots et qu’ensuite les mots reviennent. Pour raconter. Pour romancer. Pour hanter aussi les bourreaux. Pour les hanter car la force de la littérature est justement – par l’expérience sensible – de faire vivre au lecteur ce qu’il est en train de lire. Pour le meilleur et pour le pire. Demain, les mots surgiront, bondiront, répliqueront pour hanter les criminels. Et aussi, osons l’espoir, pour rêver que cela ne se reproduira pas. “Des armes”, disait le poète. Les nôtres. Les leurs.

Bon dimanche,

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