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Illusions perdues

Indochine

Dans son nouvel ouvrage, Éric Vuillard porte un regard sans concession sur les derniers soubresauts de la présence française en Indochine. Un tour de force qui a conquis Frédéric Potier.

Il ne s’agit pas d’un essai, ni encore moins d’un roman, mais d’un récit. Le récit d’une sortie honorable, le récit de la fin de la guerre d’Indochine que nous livre admirablement Eric Vuillard. L’écrivain, qui est aussi journaliste au “Monde Diplomatique” et cinéaste, a été couronné du prix Goncourt en 2017 pour “L’ordre du jour” qui narrait la piteuse capitulation du chancelier autrichien devant Adolf Hitler, mais aussi plus largement l’aveuglement des démocrates devant le régime nazi. La technique narrative de Vuillard a ceci d’originale qu’elle croise délibérément la grande histoire politique avec les petits détails de la vie des gens modestes ou puissants.  Dans “Quatorze juillet”, Vuillard racontait la prise de la Bastille en 1789 depuis ce qu’on n’appelle pas encore la “France d’en bas”, depuis la perspective des artisans, commerçants, bouchers, charretiers qui prirent d’assaut la forteresse. Un récit fort éloigné des livres d’histoire érudits de nos académiciens engoncés confortablement dans leur fauteuil.

Une Sortie HonorableEn cette rentrée 2022, Eric Vuillard nous offre donc un récit aiguisé de la guerre d’Indochine, ce conflit largement oublié que l’on résume généralement à la bataille de Dien Bien Phu (qui s’achève le 7 mai 1954) et à la négociation des accords de Genève conclues par Pierre Mendès France. L’histoire de la IVe République est en effet souvent réduite à portion congrue dans les manuels scolaires, alors même que cette période fut charnière pour la France. La reconstruction du pays, sa modernisation économique, les prémices de la construction européenne mais aussi la décolonisation et la guerre froide plongèrent alors la France dans une période de tensions mais aussi de profonds changements.

Une guerre ingagnable, selon Mendès France

Éric Vuillard commence cependant son récit quelques années plus tôt pour rappeler que la colonisation de l’Indochine fut indissociable d’un régime d’exploitation économique inique. Dans le langage actuel, nous parlerions d’esclavage moderne au profit de grandes multinationales extirpant de l’étain, du fer, du latex. Or il y a évidemment un gouffre immense entre la réalité crue de cette exploitation économique sans vergogne, soutenue par les plus prestigieuses institutions bancaires, et le théâtre politique qui se joue au Palais Bourbon où Pierre Mendès France, quasiment seul, dénonce une guerre qui ne pourra pas être gagnée car la France n’en a pas les moyens. Sous les insultes et les calomnies, PMF reviendra chaque année à la tribune à partir de 1950 dénoncer cette vérité que la droite nationale et le lobby colonial cherchera à enterrer sous des appels lyriques au patriotisme et des rappels à l’unité de l’Empire français. Et pendant ce temps, à des milliers de kilomètres, des tirailleurs sénégalais enrôlés par la République française et des vietnamiens armés par la Chine communiste s’entretuaient… Et pendant ce temps, les généraux français, de Lattre, Salan, Navarre, Ely, ne cherchaient plus une issue victorieuse à cette guerre perdue d’avance, mais plus modestement une “sortie honorable”, un moyen de se retirer le moins piteusement de cette guerre ingagnable.

Des négociations guidées par le spectre d’un conflit mondial

Sans rien entamer de cette lecture enthousiasmante, le récit de Vuillard aurait peut-être gagné à être prolongé par la description des intenses négociations entre Français et Américains autour de l’opération “Vautour”. Ce plan, qui resta au stade de la réflexion d’État Major, consistait à briser l’encerclement du camp retranché français à Dien Bien Phu par l’usage, non pas de bombes atomiques comme l’écrit l’auteur, mais d’un bombardement massif des positions Viêt-minh par des centaines de forteresses volantes B-29 américaines. Or, cette intervention aurait probablement eu pour effet une réaction de l’aviation chinoise suscitant en retour une frappe atomique américaine… puis un conflit mondial. Bref, un scénario digne du Docteur Folamour de Stanley Kubrick mais qui fut effectivement discuté au plus haut niveau avant d’être rejeté faute d’assentiment du congrès américain (vive la démocratie !) et de la Grande-Bretagne (Merci perfide Albion !) si on s’en réfère à la grande historienne Georgette Elgey.

On ne finira pas cette chronique sans dire aussi un mot du style de Vuillard, qui alterne langage soutenu, vocabulaire populaire et jugements sans concession (y compris sur leur physique – ce qui est rarement à l’avantage des personnalités portraitisées). Des phrases percutantes comme des coups de poings ou des cris de révolte.

En conclusion, “Une sortie honorable” a probablement encore plus de force que “L’ordre du jour” qui valut le Goncourt à Vuillard. Il peut même être rapprochée de “L’étrange défaite” de Marc Bloch, essai majeur dans lequel le grand historien décrypte à chaud la débâcle de 1940 dans toutes ses dimensions politiques, économiques et militaires. Preuve s’il en est que la littérature s’avère bien une porte d’entrée précieuse sur l’histoire du XXe siècle.

Éric Vuillard, “Une sortie honorable”, Actes Sud.

Tous les essais transformés de Frédéric Potier sont là.

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