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“Le plein chef, une dernière fois !”

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La station-service est un endroit de liberté. Ce mois-ci, Jérémie Peltier nous parle avec poésie, cinéma et littérature de ce lieu particulier. Savoureux.

Vous l’avez sans doute constaté, ça râle de nouveau face à l’augmentation du prix de l’essence. Les journaux télévisés en font leur une, la presse écrite aussi, et les responsables politiques sont terrorisés du retour des gilets jaunes.

Personnellement, depuis que je suis petit, je ne comprends rien à ces débats. Je n’ai jamais compris pourquoi la remontée du prix d’un baril créait tout ce bordel (d’ailleurs, où est-il ce fameux baril ? Dans quelle cave se cache-t-il ? Est-il protégé par un monstre comme on en voit dans Harry Potter ?). Je n’ai jamais compris pourquoi le sans-plomb 95 s’appelait « sans plomb 95 », ni pourquoi le sans-plomb 98 s’appelait « sans plomb 98 ». Pourtant, comme tout individu autonome, j’ai régulièrement recours à ces différents termes pour remplir l’énorme réservoir de mon 4×4 Mitsubishi, bien pratique pour grimper les pentes parisiennes à 30 kilomètres heure. Mais je n’ai jamais songé à demander au petit pompiste de la station Total la signification de ces deux carburants, sans doute par peur qu’il m’annonce qu’il a eu une aventure avec mon père comme le suggère Belmondo à Anconina dans Itinéraire d’un enfant gâté.

Alors évidemment, les écolos sont contents de cette situation car ils pensent que les gens n’auront bientôt plus assez d’argent pour prendre leur voiture. Pour eux, la Vème (République, et vitesse), c’est foutu, la société de consommation, c’est foutu, les bagnoles, c’est foutu.

D’autres disent « de toute façon un jour on roulera tous en électrique, plus besoin de passer par la station essence ».

« Plus besoin de passer par la station essence ». C’est là où se pose à mon sens l’essence dramatique de ce débat. Car l’essence, c’est une chose. En vrai, on s’en fout un peu. Le prix à la pompe, qui pompe qui, etc…ce sont des questions futiles. Mais la station, ça, c’est une chose importante.

Si demain, nous cessons d’utiliser de l’essence, nous cesserons en effet de nous rendre dans les stations-service le long de l’autoroute. Et à ce moment-là, quel lieu nous offrira cette saveur de début de vacances ou de début de week-end que nous procure une station lorsqu’on profite de faire le plein pour prendre un petit café ? Quel lieu nous procurera cette sensation si particulière d’être au milieu de nulle part, et pourtant bien en congés ? Et quel lieu nous permettra de retrouver notre lapin perdu dans une station il y a de cela vingt ans ?

 

Labruffe GallimardCar en effet, on peut pester contre la hausse du prix du Gazole. Mais le pire dans tout cela, c’est la désertion des stations essence qu’entraîneront automatiquement les changements d’habitudes des individus. Alors qu’une station-service est l’un des rares endroits où les prolos croisent les bourgeois en toute simplicité. Dans un merveilleux livre, Chroniques d’une station-service (Gallimard, 2019), Alexandre Labruffe se met dans la peau d’un jeune pompiste qui regarde le monde passer depuis sa boutique. Et résume cela d’une formule parfaite :

« Une Porsche grise s’arrête à côté d’une deux-chevaux bleu passé, pompes numéro 1 et numéro 3 : il n’y a rien de plus démocratique et républicain qu’une station-service »

Il nous rappelle par ailleurs que la station-service est l’un des rares lieux qui permet, à toute heure et tout au long de la nuit de se ravitailler, d’acheter en toute impunité autant de Kit-kat, bonbons et sandwich poulet sans que personne ne trouve cela scandaleux et immature :

« Lieu de consommation anonyme, la station-service est le tremplin de tous les instincts (…). Ce que je vends le plus : le Coca Zéro. Les chewing-gums. Les chips. Les magazines érotiques ou d’automobiles. Les cartes de France. Les sandwichs. L’alcool. Les barres chocolatées (mars en tête). Et évidemment l’essence ». 

La station-service est un lieu de liberté

Pour résumer, la station-service, c’est une grosse partie de nos souvenirs d’enfance. C’est la nostalgie de nos premières vacances passées avec nos amis ou avec nos amants. Ce lieu dans lequel nous nous sentions à l’abri quel que soit le caractère illégitime de l’escapade que nous étions en train de faire. Un lieu qui nous a sauvé lorsqu’il fallait se changer à la hâte avant un mariage, ou lorsqu’il fallait trouver un cadeau de dernière minute à une petite nièce dont on avait oublié la naissance. Un lieu de liberté qui nous permettait de faire une pause, qui nous offrait une parenthèse dans nos vies de con :

« Faire une pause, boire une bière, échapper à sa routine, jouer aux fléchettes, se détendre d’une journée vide de sens et d’évènements ».

Mais c’est ainsi, la station-service est en voie d’extinction, et va devenir obsolète dans quelques temps :

« Cette sensation d’appartenir au passé se renforce. Comme si j’étais un vestige, le dernier dinosaure du monde carbone, la dernière sentinelle d’une époque (pétrochimique) bientôt révolue. Le dernier gardien d’un phare d’un siècle (le XXème) qui roulait sur l’or : noir. La fin programmée de l’énergie fossile me mettra au chômage, dans cent cinquante ans exactement ».

Alors quand vous aurez de nouveau l’occasion de dire « Le plein, chef ! » au pompiste, pensez bien que sa station vous donne le plein de nostalgie, le plein de bonheur, et que ses jours sont comptés.

Profitez donc des stations-services et de leurs odeurs, qui vous permettent encore pour quelques temps de faire le plein de vie et le plein d’existence. Et c’est bien connu, l’existence précède l’essence comme aurait dit Jean-Paul Sartre en remplissant sa Bentley alors que Simone était partie acheter un Twix dans la boutique Elf.

Photo de Une : Station-service, garage de Massangis (89) crédit, David Medioni.

Toutes les chroniques d’arrêt d’urgence de Jérémie Peltier sont ici.

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