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“Toute la honte est pour moi”

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Le confinement est en passe de se terminer. Et Jérémie Peltier sort de sa tanière pour nous parler d’un sujet sensible : les plaisirs honteux. Ceux qui reviennent toujours et dont nous n’avons pas envie de nous passer. Toute la honte est pour nous. Avec plaisir !

Ça y est, ça se prépare ! Le président a annoncé la réouverture des terrasses mi-mai. La vie va pouvoir reprendre grâce aux planches mixtes et aux cafés à 4 euros servis par des serveurs dont l’amabilité légendaire n’est plus à prouver ! « Tous en terrasse » est notre nouveau slogan, notre nouvel hashtag.

En France, l’industrie des vaccins est morte, mais fort heureusement, on a une industrie des terrasses.

C’est donc bien le signe que la guerre se termine. Et c’est très bien ainsi. Cela dit, ça ne signifie pas que tout va pour le mieux. D’abord car rien ne dit que les Françaises et les Français vont se remettre à dépenser leur argent comme ça. Vous le savez, depuis le début de la crise, les Français ont pu épargner plus que d’habitude, notamment les ménages les plus aisés. En 2020 et 2021, 165 milliards d’euros ont ainsi été mis de côté, selon les dernières estimations de la Banque de France publiées mardi 13 avril, et près de 70 % du surcroît de l’épargne ont été réalisés par 20 % des ménages – donc par les plus riches – détaillait le Conseil d’analyse économique (CAE) dans une note parue en octobre dernier.

Pourquoi donc nos riches épargnants se remettraient-ils subitement à dépenser leur argent ? Ils dorment sans doute encore mieux depuis, leur tête pleine de prozac confortablement installée sur un tas de pièces d’or. Cet argent, vous ne le verrez pas mes amis, il ne circulera pas de sitôt de poche en poche. Cela devrait d’ailleurs faire l’objet d’un débat en vue de l’élection présidentielle. Car il est facile de juger les personnes qui font des chèques sans provision. Mais eux au moins tentent encore de faire danser la vie, de faire bouger les choses ! Ce sont les personnes qui font des provisions sans faire de chèque que l’on devrait punir et condamner durement ! Dans Mémoires d’un tricheur [1], Sacha Guitry se fait la réflexion :

Guitry« Si j’étais le gouvernement, comme dit ma concierge, c’est sur les signes extérieurs de feinte pauvreté, que je taxerais impitoyablement les personnes qui ne dépensent pas leurs revenus. Je sais des gens qui possèdent sept ou huit cent mille livres de rentes et qui n’en dépensent pas le quart. Je les considère d’abord comme des imbéciles et un peu comme des malhonnêtes gens aussi. Le chèque sans provision est une opération bancaire prévue au Code d’Instruction criminelle, et c’est justice qu’il soit sévèrement puni. Je serais volontiers partisan d’une identique sévérité à l’égard des provisions sans chèques. L’homme qui thésaurise brise la cadence de la vie en interrompant la circulation monétaire. Il n’en a pas le droit ».

Par contre, attention, si pour éviter la condamnation, les riches encore plus riches courent dépenser leur argent chez Chalençon à côté de faux ministres pour manger du poisson peu ragoutant servi par un mec aux allures de Gipsy King, là c’est non !

Car y réfléchissant, la vraie jolie chose que devraient faire nos chers amis blindés d’oseille, la vraie belle action pleine de générosité et de panache que l’on applaudirait comme un une-deux entre Neymar et Di Maria contre le Bayern, ça serait d’aller dépenser leur argent chez McDo, juste pour montrer que nous avons encore quelque chose en commun dans ce pays fracturé, et qu’on peut encore s’offrir quelques petits plaisirs accessibles au plus grand nombre en toute liberté.

Car oui, McDo est le restaurant le plus universel du monde entier, celui que connaissent aussi bien les prolos et les bobos. Faites l’expérience lors d’une conversation entre amis : McDo, comme l’amour, est un sujet sur lequel tout le monde a des choses à dire, à raconter, un endroit dans lequel tout le monde a des souvenirs d’enfance et des souvenirs de vieux. On a tous un verre coca de chez McDo planqué au fond de notre armoire, vestige d’un lendemain de soirée difficile ou d’une sortie familiale. On ne le sort jamais, peut-être. Mais on ne le jette pas à la poubelle pour autant. Car c’est ce qui nous reste comme trace de notre jeunesse insouciante, quand personne ne nous embêtait avec tout ça.

Par « tout ça », j’entends se rendre chez McDo avec plaisir pour s’en mettre plein le ventre. Car, vous le sentez aussi, on ne se Bigmacrend plus chez McDo avec la légèreté d’antan dans une époque où la ministre de l’environnement vient nous faire la morale en plein Top chef pour nous expliquer ce que doit être un repas écoresponsable [2]. Fini le match de foot sans message sociétal, fini les césars sans banderoles politiques, fini la bouffe sans prêche de curé. Le divertissement et les petits plaisirs gratuits doivent désormais porter tout le malheur du monde sur leurs épaules.

Mais sont-ils au courant nos petits culs-bénits et autres pères la morale, ceux qui voudraient que nous ayons honte de succomber à nos petits plaisirs, que notre bon vieux McDo nous a pourtant sauvé des tonnes et des tonnes de fois dans notre vie ? Savent-ils que cet énorme Bic Mac bien dégoulinant était très souvent la seule chose que nous avions en tête lors d’un réveil difficile à 14h tout habillé dans un lit qui n’était pas le nôtre ? Savent-ils que c’est ce qui nous a sauvé maintes et maintes fois les dimanches à 16h lorsque tout était fermé et que le frigo était vide de toute chose comestible ?

Résistants en jean moulants

Car oui, dépenser notre argent chez McDo, c’est rendre hommage à un lieu qui ne nous a jamais rejeté, qui nous a accepté dans tous les états et dans toutes les tenues à n’importe quelle heure, contrairement aux discothèques. C’est rendre hommage à nos premières expériences de jeunes adolescents, celles où, tout fier d’avoir obtenu le permis de conduire, on se plaisait à faire une halte au McDrive comme s’il s’agissait d’un rite de passage vers le monde adulte.

C’est pourquoi nous, les nouveaux résistants, nous les Jean Moulin en jean moulants prêts à battre le pavé à la moindre injustice, devons désormais résister plus que jamais à cette époque de pisse froid et de moraline, non pas en déboulonnant le McDo comme le vieux à moustache, mais en y allant en nombre, en retournant sur place comme on va retourner dans les stades et dans les salles de ciné. En s’asseyant de nouveau sur les tables pleines de gras et de ketchup. Ces tables, elles sentent bon l’ancien temps, celui où Deliveroo n’existait pas, celui où on ne passait pas sa vie à se mettre du gel hydroalcoolique à la moindre portière touchée, où on ne regardait pas à l’intérieur du coca s’il était coupé ou non avec de l’eau. On savait que la réponse était oui. Et on aimait ça. On y retournait aussi pour ça.

Nous fêtons l’anniversaire de la réouverture des McDo et des images des files d’attente que les chaines d’info en continu déroulaient il y a tout juste un an. Souhaitons que les files d’attente soient encore plus longues dans quelques semaines, pour leur montrer que, en vrai, on fait bien ce qu’on veut, et que personne ne nous empêchera de profiter encore un peu de nos dernières possibilités de plaisirs que certains essaient de qualifier de « plaisirs honteux » alors qu’il s’agit simplement de plaisirs spontanés et gratuits, et de l’expression ultime de notre liberté.

Vive le multiplex de ligue 2, Michel Sardou et Jurassic Park

Quels sont-ils, ces plaisirs dont certains voudraient que l’on ait honte ? Car évidemment, il n’y a pas que les burgers dans la vie.

A l’heure où on a voulu faire une Super League, sorte de club VIP+++ entre clubs de foot riches, le petit plaisir, c’est celui qui nous fait regarder un multiplex de Ligue 2 un vendredi soir, assis dans le canapé une bière à la main et des chips dans la barbe en espérant un but de Guingamp, alors que mille activités plus saines s’offrent à nous. C’est aussi celui qui nous fait regarder Jurassic Park – car ça passe justement ce soir à la télé – plutôt que le docu d’Arte sur la guerre de 14, c’est celui qui nous fait écouter Jul, les Worlds Appart ou Michel Sardou dans notre IPhone quand on se rend au travail. C’est celui qui nous fait passer des heures au lit un samedi alors que tout le monde est parti manifester dehors contre tel ou tel projet de loi. C’est celui qui nous fait louer une grosse bagnole pour un week-end car ça nous fait bien marrer de jouer au riche durant deux jours ensoleillés.

Pourquoi en aurions-nous honte ? Je vous assure : succomber à tous ces plaisirs, c’est l’expression de notre liberté, c’est ce qui nous fait prendre conscience que nous pouvons sortir de la masse à tout moment, que nous pouvons sortir des préceptes et des injonctions de l’époque quand bon nous semble, et qu’on a encore la liberté de ne pas baigner dans les trucs sympas qu’on nous demande de faire et de partager en permanence sur nos réseaux sociaux. Car évidemment, pas de doigt dans le nez sur Instagram.

SchiffresEn somme, ces petits plaisirs que certains veulent qualifier d’honteux sont les dernières traces de notre souveraineté dans la société des algorithmes et du cool. Et c’est faire un gros doigt d’honneur à tous ces coachs qui nous pourrissent la vie, qui nous « enseignent à organiser la maison selon les souffles, à positiver en tout, à mener une vie bonne, à prendre Mathieu Ricard au sérieux et même à ranger nos placards » comme le résume Alain Schiffres dans son petit Sympa [3].

Alors pourquoi se priver de tous ces plaisirs ? C’est gratuit (ou presque), ça libère et ça rend fou les rabats joies incapables de se sortir les doigts. Et c’est l’une des façons de rentrer en résistance contre les vendeurs de bien-être qui se font de l’argent sur notre dos en nous pompant autant l’air que l’âme.

En somme, il est temps de cesser de se sentir gêné en permanence, et de rentrer en résistance contre ceux qui voudraient que l’on ait honte. Car je vous assure, cela nous pourrit la vie et nous donne mal au ventre. Pour preuve, une enquête de l’Ifop tout juste sortie du four [4] nous informe qu’à force de se retenir, 62 % des Français ont déjà eu des problèmes de constipation dans leur vie et 61 % ont déjà eu des troubles de la digestion (crampes, douleurs dans le bas vente).

Le temps est donc venu de nous ôter de cette honte afin de se mettre enfin à digérer correctement Car savoir digérer, c’est tout simplement savoir vivre comme le décrivait Cavanna [5] :

« Il faut manger pour vivre, et vivre pour digérer »

Nous avons la vie pour digérer nos plaisirs, alors pas de morale qui tienne dans ce bas monde.

[1] Sacha Guitry, Mémoires d’un tricheur, Galimard, 1935

[2] https://www.huffingtonpost.fr/entry/barbara-pompili-sexplique-sur-sa-presence-dans-top-chef_fr_606d688ec5b6c70eccab6d23

[3] Alain Schifres, Sympa, La Dilettante, 2016

[4] Étude Ifop pour Diogène France réalisée en ligne du 9 au 12 avril 2021

[5] François Cavanna, Le saviez-vous ? Le petit Cavanna illustré, Gallimard, 1990

Crédit Photo : BlueRoot on Visual Hunt

Toutes les “chroniques d’arrêt d’urgence de Jérémie Peltier” sont là.

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