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Bienvenue chez Basse #2 – “Tapie, jusqu’au bout de l’image”

Ernest Mag Tapie Delahousse

Bienvenue chez Basse, épisode 2. Ce mois-ci, Pierre-Louis Basse revient sur la télé confession de Bernard Tapie sur France 2, dimanche 19 novembre. Pour lui, cette image de maladie et de mort diffusée à une heure de grande écoute est le signal définitif du fait que les images nous ont dévoré. Un texte brillant et émouvant.

La télé réalité tient la corde. Plus significatif encore, et révélateur de nos vies, en cette première moitié du XXIe siècle – Mon dieu, comme le temps passe-, le spectaculaire ne cesse d’engranger les victoires.

C’est la mort désormais – ce départ le plus intime et imprévisible-, que l’image est peut-être sur le point d’engloutir et banaliser. Ce moment unique, où le héros, la figure publique, tourne le dos au bruit et à la fureur des hommes, pour s’en aller s’éteindre au milieu des siens. On sourirait presque en pensant à la fièvre rageuse d’Antigone revendiquant une sépulture pour celui qu’elle entend protéger du vent, et du regard des autres.

Ernest Mag Debord Societe Du SpectaclC’est ainsi que France Télévisions et Bernard Tapie ont peut-être franchi une étape décisive sur le chemin du « spectaculaire intégré » (Guy Debord). Proposer au téléspectateur, un entretien nonchalant et émouvant, avec un homme atteint d’un cancer à l’estomac, et dont le moins qu’on puisse dire est qu’il fait preuve de courage et lucidité face à la maladie. Si j’osais, j’écrirais que ce personnage, a, qu’on le veuille ou non, « de l’estomac » !

Extraordinaire bouleversement des rapports entre intimité et vie publique. Mais cet homme n’est pas le premier quidam venu. Cet homme qu’on ne présente plus, a un talent fou, capable d’abattre sa dernière carte, tout au bord des ténèbres qui le menacent. C’est ainsi qu’au cours de l’entretien, Tapie n’eût de cesse d’expliquer que seule, cette affaire du Crédit Lyonnais, ce combat sans merci, était à l’origine de sa maladie. Il s’est fait de la bile. Et la bile l’a rendu malade. Avec pugnacité et un regard intact, Bernard Tapie renverse la table et dénonce un dimanche soir d’automne à la télévision, les liens qui unissent Justice, pression politique, affaires, et déclenchement d’une terrible maladie. Dernière carte audacieuse mais si fragile, lorsqu’on connait la rigidité de la justice, dès lors que celle-ci a été rendue.

Voir encore. Être vu. Faire littéralement partie de la cène. Même s’il pourrait s’agir de la dernière prise.

L’histoire est longue, déjà, des relations politiques, littéraires, artistiques, entre intimité et regard des autres. Entre part maudite Ernest Mag Barthesd’une réalité qui nous concerne tous – vieillir, souffrir, mourir-, et le fait de trouver une forme de consolation en existant par l’image. Roland Barthes eût cette phrase merveilleuse dans « La chambre claire » : « Toute photographie est un certificat de présence ». C’est ainsi que le moment le plus fort d’un tel entretien nous renvoie forcément à notre propre disparition. Celle aussi de ceux et celles que nous avons perdu au cours de notre vie. « Il y a un moment où il faut accepter d’aller vers la mort » observe Tapie. Y a-t-il réflexion plus puissante et lucide ? Comme si d’un seul coup d’un seul, dans la fraîcheur des Tuileries, Bernard Tapie parvenait à démentir l’insupportable phrase de La Rochefoucauld : « Le soleil et la mort ne se peuvent regarder en face » Cette fois, Tapie sort du vestiaire et éclabousse de lumière les bien portants qui le regardent. La téloche le sait qui ne cessera plus jamais de jouer sur la seule peur qui fait des hommes un troupeau bêlant en chœur : mourir…

Ernest Mag Pompidou 1974

Pompidou, malade, à Reykiavik en 1973

En 1973, le Président Pompidou gonflait en silence. Fracassé par les corticoïdes qui lui permirent de tenir au moins jusqu’à Reykjavík. C’est au cours de ce sommet Islandais qu’il rencontre pour la dernière fois le Président Nixon. Constamment au bord de l’effondrement, Pompidou bravait une réalité dont la vulgarité des hommes avait fini par lui donner des hauts le cœur qu’il ne cachait plus : « A chaque fois qu’on me serre la main, j’ai l’impression qu’on me tâte le pouls. » Un chansonnier en fit un refrain. Les barons gaullistes guettaient sa démission dans le couloir. Et jusqu’au bout, Pompidou parvint à repousser une presse qui prétendait savoir ce que lui-même voulait protéger : « ce mystère de la mort » dit l’un de ses ministres, en marge de l’ultime conseil. « Je lève mon verre à ma santé » osa même celui qui revendiquait l’humour Auvergnat.
Plus tard, Brel dissimula son visage derrière des bandelettes de pansements, afin d’éviter les photographes qui faisaient le pied de gru devant l’hôpital où il était soigné.

Pour vivre heureux, ne vivons plus cachés

Le poète Henri Michaux n’a jamais eu besoin d’image pour créer de la métaphore. Michaux écrivait ses livres. Mais son visage n’existait plus depuis bien longtemps. Cinquante ans à éviter toutes sortes de clichés. Les temps ont changé.
Pour vivre heureux désormais, ne vivons plus caché. C’est un ordre. Échapper à l’image, c’est disparaître de la partie. Un jour d’avril 1979, le réalisateur Wim Wenders retrouve dans un loft de New-York, le fabuleux Nicolas Ray. L’homme de « Johnny

Ernest Mag Nicksmoviewenders

Nicks Movie, Wim Wenders

Guitare » et de la « Fureur de vivre » se meurt d’un cancer du poumon. Le cinéma a toujours été en avance sur la télévision. Et Wenders est celui qui nous fit pleurer avec ses villes pleines de lumières, de Polaroïd, de Motels et d’enseignes multicolores. Hopper en mouvement sous nos yeux ébahis. Un jour de 1990, tandis que nous regardions ensemble les premiers gros ordinateurs saupoudrés dans la salle de rédaction, Wenders s’approche et me dit : « Bientôt, il n’y aura plus un stylo ici. Juste des écrans et des images ». Bien vu Wim : il n’y a plus de stylo. Ou si peu.

Wenders ne pouvait se résoudre à voir disparaître le cinéaste de son enfance. Alors, il le filma jusqu’à la mort. Film hallucinant. Nick’s Movie. Le dernier film de Nicolas Ray. Le sien même. Celui qui offre au spectateur la souffrance d’un homme vaincu par le cancer ; cette voix détruite, brisée, mais qui parvient encore, presque sur un fil, à transmettre le souvenir du cinéma.
C’est le miracle scandaleux et troublant de l’entretien d’un dimanche : Tapie est là, bien vivant, devant nous. Fort encore. Presque un colosse fragile. Émouvant et drôle. A ses côtés, le poseur de questions semble timide, emprunté, presque en retrait. Tapie a beau avoir le cheveux plus rare, c’est lui qui mène encore la danse médiatique.

Pourtant, c’est autre chose, tout au fond du jardin des Tuileries, qui affleure. Cette chose, belle et vénéneuse, expliquant peut-être le succès d’audience dont France Télévisions s’est immédiatement, et tristement vantée.

Ce que nous apercevions, et avec nous, les deux millions et demi de téléspectateurs ? Notre jeunesse disparue.

Munich1993

Bernard Tapie, le 26 mai 1993. L’Olympique de Marseille vient de remporter la Ligue de Champions contre le Milan AC (1-0)

Hinault, bronzé et triomphant sur une route du tour de France, porté par Tapie. Un soir de victoire à Munich il y a vingt cinq ans. La liesse des vainqueurs. Ou Le Pen mis KO, en direct à la télévision.

Oui. C’était cela que nous apercevions au fond du décor. Nous étions plus de deux millions à y penser. Notre jeunesse disparue dans l’aveu d’un seul homme. Nous y pensions et c’était bien la seule manière de nous venger de cette image. Cette terrible image.

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