Dans une librairie il se passe toujours quelque chose qui peut changer nos vies. On peut y découvrir des livres qui transforment et figent à jamais en nous une pensée, y croiser également des écrivains qui, en quelques paroles, donnent corps à un projet dont on n’osait rêver. C’est exactement ce qui est arrivé à Edouard et de Charlélie. Dans la tête des deux jeunes hommes germait depuis un certain temps le projet de faire le tour du monde à vélo. Mais pas n’importe lequel. Il s’agit de partir à la rencontre des librairies francophones présentes surles quatre continents. « Lors de nos échanges et stages à l’étranger, on a découvert qu’il existait sur place des librairies francophones, ce qui représente un trésor inouï », se souviennent-ils. Aux quatre coins du monde, en Irlande comme à Hong Kong ou à New York, des livres français sont mis à disposition par des libraires dévoués. Une découverte qui a fait mouche chez les deux dévoreurs de livres, étudiants non pas en lettres ou à Normal Sup mais en école de commerce. Leur envie : mettre en valeur ce trésor. Une discussion avec l’écrivain voyageur, Sylvain Tesson qui en écrivant “On a roulé sur la Terre” avait semé une graine dans l’esprit des deux garçons, a achevé de les convaincre. Tellement séduit par le projet, Tesson a même accepté d’en être le parrain. Maintenant que l’idée était lancée, restait à la mettre en œuvre.
Après avoir levé des fonds, noué des partenariats et de balisé le parcours, Edouard et Charlélie entament septembre 2016 leur périple de 10 mois. Nom de code de l’opération : Cyclopédie. Ils vont ainsi rouler 18 000 kms pour terminer ce tour du monde le 30 juin 2017. Spécificité de chacune des escales : aller au-devant de l’un des libraires qu’ils avaient préalablement contacté. Etape après étape, force est de constater que cette profession forge le caractère de ceux qui l’exercent. « Ce sont des personnalités fortes », insistent les deux globe-trotters. Et pour cause : « pas facile, sur un plan économique, de vivre de la vente de livres en français ». Dès la première étape de leur voyage, Montse tenant la libraire barcelonaise Jaimes, donne d’emblée le ton : « je ne connais pas de libraire riche », leur affirme-t-elle. « On peut parler d’une forme de sacerdoce : ce sont des personnes convaincues du bienfondé de leur mission », constatent les deux aventuriers.
Partout dans le monde un point commun aux libraires : la passion
En effet, quelque soit la configuration : Français tombés amoureux d’un pays qui auraient pu ouvrir une pâtisserie française, mais ont opté pour une librairie. Ou bien « locaux » nés dans des familles francophiles, et qui ont délibérément embrassé le choix de créer ou de reprendre une librairie en français, il y a toujours de la passion. Cela d’autant plus que la place du livre régresse dans certains pays et que le français qui recule dans d’autres. Une question affleure : pourquoi diable développer une librairie en français à l’étranger, et parfois dans des régions à peine francophones ? Inutile de chercher une réponse rationnelle car il ne s’agit ici que de passion. « Ce sont des personnes particulièrement éveillées, pleines d’idéal mais aussi lucides sur le contexte difficile qu’elle exerce », constatent-ils.
Cette chaîne de librairies reliant les quatre coins de la planète constitue la ligne de crête entre deux cultures, francophone et locale. Ce formidable réseau apparaît parfois dans l’ombre, alors même qu’il participe au rayonnement de la culture française. Le statut des librairies, acteurs économiques privés et indépendants, les pousse de facto à la marge de la branche institutionnelle de la Francophonie, les privant de l’accès à la manne publique. Elles tissent, certes, des liens plus ou moins étroits avec les instituts français, qui peuvent éventuellement les soutenir, mais, bien souvent, elles vivotent plus qu’elles ne vivent.
Dans un tel contexte, que ressent-on, à l’autre bout de la planète ? Maryline qui tient Le Comptoir à Santiago, se dit « éloignée mais pas isolée », se sentant appartenir à une famille hors frontières. Ils sont regroupés au sein de l’Association internationale des libraires francophones qui les appuie et les aide, en particulier lors du délicat passage de la reprise des fonds. Cela étant, sachant qu’il est nécessaire d’afficher 100 000 euros de chiffres d’affaires – montant déjà conséquent – beaucoup d’entre eux, au-deçà de ce seuil, doivent se débrouiller autrement.
La volonté plus forte que la fatalité
Dans un contexte délicat, reste à savoir si le tour d’Edouard et de Charlélie sera encore possible dans 15 ans. A cette question, leur réponse à brûle-pourpoint est d’abord teintée de pessimisme. Un livre coûtant 50% de plus qu’en France, la concurrence d’Amazon apparaît inégale et impossible à contrer. Les deux jeunes aventuriers ont pourtant observé des libraires qui, pour survivre « se sortaient les doigts » et devenaient de très grands créatifs à l’imagination débordante.
En clair, ce qui est vrai en France l’est encore plus à l’étranger : la librairie francophone ne peut se maintenir qu’à la condition de la transformer en espace d’animation culturelle. A l’image de celle de Barcelone qui organise des ateliers autour de la nourriture à partir de livres de cuisine. Ou celle de Tanger, Les Insolites, où Stéphanie a transformé sa librairie en véritable cabinet de curiosité, où l’on peut admirer des œuvres d’art ou y déguster un goûter. « Les librairies qui ne feront que vendre des livres n’auront pas d’avenir », ont pu observer les deux cyclistes. En réfléchissant, ils identifient donc des raisons de se montrer optimistes. A New York, toutes les librairies francophones avaient fermé, comme s’il s’agissait de l’inéluctable sens de l’histoire. « Mais une nouvelle a ouvert dans un lieu incroyable, dotée de fonds extras, dans un lieu agréable et pouvant s’appuyer sur une communauté d’expatriés nombreuse ». Idem en Europe : pour conclure leur boucle mondiale, ils comptaient revenir par Munich, mais ont appris que la librairie dans laquelle ils comptaient s’arrêter allait fermer. Et le libraire munichois, un peu après, de les rappeler pour leur dire qu’il a tenu bon et qu’il pourra finalement les accueillir. Rien n’est donc écrit : mais pour qu’il n’y ait pas de fatalité, il faut quand même une bonne dose de volonté.
Afin de mettre en valeur ce tissu trop souvent négligé, Charlélie et Edouard sont restés connectés durant tout leur voyage et ont tenu un récit avec des portraits de libraires. Aujourd’hui, ils lancent un appel : « quand vous partez à l’étranger, allez voir ces libraires, intéressez-vous au contexte local dans lequel ils évoluent».
Ces pérégrinations à deux roues ont durablement changé les deux garçons. Tout juste sortis de leur école, ils s’apprêtent, une fois rentrés en France, à intégrer le monde du travail. Mais la réflexion aidant, nourrie par les rencontres, pas sûr, finalement, qu’ils optent pour des choix classiques qu’on aurait attendus de la part d’anciens étudiants d’école de commerce. Quand on vous dit que les librairies changent le monde…